Un amchi pour guérir le monde

Il avait les mains dans les poches de son pantalon droit, un sweat-shirt rouge comme ceux qu’on trouvait dans les bourses aux vêtements des années 90, une casquette nike protégeant son crâne légèrement dégarni du soleil qui tapait très fort en ce début de mois de juillet. Sur le pas de sa porte nous attendait ainsi celui que nous nommerons Amchi Le. “Amchi, le médecin traditionnel Tibétain qu’il était. “Le” suffixe du respect profond qu’il faisait naître chez ses patients.

Après douze heures de route, nous imaginions être accueilli par un homme proches des traditions, du moins dans ses apparences. En chuba1, égrenant les perles de son mâla2 tout en psalmodiant des “om mani padme hum” voisés. Mais nos préjugés allaient vite être émiettés comme les biscottes industrielles qu’il nous servi avec le milk-tea3 sous un parasol bray-dunesque4  soutenu par une table de jardin en plastique.
Sa femme, Tashi-Dolma, était connue par delà Chang La5 pour sa cuisine, laquelle nous imposa de maîtriser très vite l’art du “ dzangs“, le refus sincère. “Man le”, “Man Juley”, dzang man”: cris de détresse d’un appétit qui n’en pouvait plus d’être servi et resservi et re-reservi. Indispensables implorations pour que seul l’oedeme facial d’altitude face gonfler notre visage.

Ce premier repas à la “Tashi Dolma Canteen”, je le jugerais responsable de l’insomnie de ma première nuit changtangpa. Ventre trop plein, dahl trop épicé, air trop froid, trop sec, brûlant la traché. Beaucoup d’excuses pour éluder la plus probable : nous étions à 4300m, j’étais grippée et mon corps trouvait ce voyage Himalayen d’un inconfort affligeant. Je me réveillais le moral dans mes pabu thigma, chaussettes Ladakhies, craignant un début de bronchite qui m’obligerait à redescendre vers des altitudes plus humaines (être plus malade de l’altitude  que Romain… il n’en était pas question :P).

“nga shanté champa rak” : ma première locution sujet-verbe-complément en ladakhie fut donc  “j’ai un gros rhume”. Malgré ma volonté de ne pas passer pour une touriste hypocondriaque curieuse de tester cette médecine exotique, elle déclencha ma première consultation auprès d’Amchi Le. Ainsi, comme le faisaient les Tibétains pour se dire bonjour, je lui tirais la langue, saluant ainsi ses talents de diagnosticien, espérant qu’il y lise la cause et le remède à ma léthargie.

Posant ses doigts sur mes pouls radiaux, de façon très codifiée, suivant les principes de la sphygmologie8, les yeux fermés, il évaluait l’équilibre de mes humeurs, écoutait leurs messages énergétiques. Rien à voir avec un quelconque caractère lunatique, les humeurs sont les forces vitales qui régissent nos procesus physiologiques et psychiques.

Sans dire un mot il déplia ses jambes en tailleurs et se leva de son tapis pour revenir avec sa besace en toile de jute, pharmacopée ambulante dont chaque remède portait en lui toute l’attention et l’expertise d’un botaniste guérisseur.
De petites boules, sphères parfaites de végétaux et minéraux rares réduits en poudre devaient soulager ma gorge.
Une poudre épicée et âcre devait soigner ma toux et mon rhume.
La dose à avaler devait être précise. Ainsi il me fournit une cuillère doseuse en papier, soigneusement pliée à la façon d’un origami. Peut être étaient-ce les nombreux  japonais de passage qui lui en avait transmis le patron.
“You meditation6” était le dernier conseil de ce praticien du toit du monde.

Remèdes

 

Ceuillette

L’amchi diagnostique, l’amchi fournit des remèdes mais l’amchi les fabrique aussi. Seul laboratoire ayant réussi à le corrompre : la nature, ses collines, ses hauts-cols par delà lesquels il avait promis que son fils, amchi en devenir, nous emmènerait à la recherche de plantes et minéraux rares.
Dans ce désert de rocaille seulement irrigué par les glaciers de la Pangong Range, la vie semblait être une bataille sans fin, absurde, mais preuve que l’espoir est présent en toute situation, la nature avait trouvé à y déposer des éléments aux principes énergétiques guérisseurs.
Soucieux que nous ne fassions aucun effort superflu mettant à mal notre acclimatation, il repoussait chaque jour notre marche initiatique à la découverte des plantes médicinales.

Puis le 15 juillet, journée un peu grise, il nous emmena. Les pieds dans ses sabots en caoutchouc, il traversait les pâturages, enjambait les clôtures faites de galets miraculeusement empilés.

Avec lui nous découvrîmes que chacune des plantes que nous foulions jusqu’alors négligemment n’était pas là au hasard. Chacune avait sa particularité. Chaque particularité avait son importance. Le tout formait un équilibre aidant à rétablir celui qui faisait défaut chez les êtres souffrants.

Agenouillés, nous les humions, les goûtions et en percevions toutes les nuances. Nous découvrions un monde auquel nos sens n’avaient pas eu accès, bornés par un esprit trop encombré.

Amchi Le connaissait parfaitement chaque partie de ces plantes, certaines ont les racines amères, d’autres l’étamine sucrée, les pétales acides. Ainsi grâce à ses conseils, durant nos balades et notre treking nous nous offrirons de saines gourmandises fleuries.

Toux, estomac, articulations, … à tous les maux une combinaison de plantes.
Enfin presque pour tous.

Un amchi pour guérir le monde ?
Sur le retour, le sac plein des plantes que nous avions récolté, nous nous arrêtons quelques instants prendre un thé sur le chantier poussiéreux d’une guesthouse en devenir.

Dans un mélange d’anglais et de sonorités tibéto-birmanes, son responsable se renseigne quant à notre nationalité.

Notre réponse inverse les rides creusées par le soleil sur son doux visage. Ses yeux se froncent, soucieux. Il se tourne vers Amchi Lé, lui expliquant quelque chose. Son poing tape la paume de la main opposée. Je crois comprendre. Un accident de bus avec des Français, 18 français morts. La réalité était encore plus sombre. Nous apprendrons dans la soirée avec le passage d’un groupe de touristes coréens qu’un nouvel attentat vient de se produire, un camion a délibérément foncé dans la foule le soir du 14 juillet à Nice.

En France, trois jours de deuil national. Sur le Pangong Tso, les nuages ont déposé un linceul obscur.
Un vent d’effrois transforme le lac apaisant en mer tempétueuse.
L’orge se débat comme pour prendre la fuite de peur de servir d’énergie à des kamikazes qui détruiront tout ce qu’il avait réussi à faire vivre. L’émerveillement est fini pour aujourd’hui, la Terre doit se remettre d’avoir engendré des monstres.

Je me réfugie de ce vent froid et glacé dans ma cellule, bouge sombre. Engoncée dans mon sac de couchage, je lis un nième Sylvain Tesson. Paragraphe bien à propos : “L’islamisme lave les vexations. Il offre l’occasion d’affirmer malgré tout la grandeur perdue. Par la terreur à défaut d’autres moyens. Inventivité, labeur, sont des boutoirs pour abattre les murailles. Quand on ne les possède pas, restent les bombes“. Si Sylvain Tesson se concentre sur l’islamisme,  j’étendrai son propos à toute forme de violence.

Pour la médecine tibétaine, les êtres malades sont victimes d’un déséquilibre des forces vitales consécutives à une rupture de l’harmonie entre leur environnement et eux-même. Le terrorisme serait alors le symptôme d’un grave déséquilibre des relations mondiales ?

La médecine Tibétaine prône dans un premier lieu l’hygiène mentale. Celle qui pourra guérir le premier des maux : la “saisie du soi” ou l’égo ignorant et confus.

Alors en attendant, qu’un véritable djihad ait lieux en chacun de nous, l’amchi continue à guérir son monde.

Thérapie à la tibétaine

A trimballer des touristes sur des pistes à longueur d’été les muscles s’engourdissent, les nerfs se compriment, les articulations s’usent. Pourtant encore jeunes, les conducteurs de jeep qui amènent les voyageurs jusqu’au Pangong profitent des soirées où tout le monde est réuni dans la cuisine pour consulter l’Amchi.

La pièce est animée mais cela n’empêche pas Amchi Le de diagnostiquer. Tous observent le patient, se demandant quelle va-t-être la technique de l’amchi pour soigner ses douleurs. Ce soir c’est grand spectacle : l’amchi ne se contente pas de boulettes mais va utiliser la chaleur produite par le frottement de deux morceaux de bois précieux pour stimuler des points précis du poignet du jeune homme.

La moxibustion7 est une technique spectaculaire que nous verrons appliquée à plusieurs reprises.

Un après-midi,  une vieille dame prise de migraines terribles qui frappe à sa porte, ou plutôt comme on le fait là bas, parle aux carreaux de la fenêtre de la cuisine, demandant une consultation. Après quelques instants de diagnostic, toute la famille se met à s’activer. L’alcool à brûler est de sortie, et pour une fois ce n’est pas pour le barbecue des touristes Coréens. Luttant contre le vent trop fort pour faire jaillir la flamme d’une allumette, amchi et son fils tente de faire partir un feu dans une vieille conserve d’huile de moutarde. Le feu enfin stable il y pose longement une clé métalique alors qu’amchi coupe des cheveux de la patiente. Déjà inquiète quant au sort qu’on lui réserve, elle se tient le visage dans les mains.

Puis Amchi, avec précision, pose de son outil chauffé à blanc sur son crâne. La vielle dame ne dit mot mais nous pouvons imaginer sa souffrance.

Elle repartira chez elle, marqué à vie de ses migraines.



Notes

1 chuba : robe de laine portée traditionnelement au Ladakh et au Tibet
2 mâla : chapelet
3 milk-tea : thé au lait sucré
4 en référence aux plages de Bray-dune où j’allais souvent durant mon enfance
5 col permettant de se rendre dans cette vallée du changtang
6 Médite!
7 moxibution : technique de simulation par la chaleur
8sphygmologie : étude des pouls

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