Demain nous reprenons la route, dans deux jours nous serons dans l’avion qui nous ramène en France.
Assis sur les bancs d’un petit café tout de bois à l’orée de la forêt, nous ne sommes “dérangés” que par quelques femmes du village venues tenir compagnie à la patronne du lieu. Une femme forte, au sourire bienveillant, celui du style de ceux qui rappellent que l’humanité est belle, qui s’occupe en tricotant des chaussettes lorsqu’il n’y a pas de thé à faire chauffer pour les promeneurs. Elles bavardent sans complexe après leur journée en terrasse. Pas les terrasses où l’on boit un verre après une journée de boulot, les terrasses qu’elles et leurs familles ont creusé dans la montagne et où elles ont lancé des coups de faucilles pour y ramasser le fourrage d’hiver de leur bêtes.
Du matin à la tombée du jour nous les voyons faire des allers et retours entre celles-ci et le village, Vashisht, les paniers d’osiers ou, plus “moderne”, de plastique fixés au front, débordants d’une végétation qui nous agrippe le visage lorsque nous les croisons dans les ruelles.
De ce lieu si particulier, dans le silence, nous essayons de mettre en perspective trois mois de voyages en Himalaya, trois mois tant rêvés, trois mois bien trop vite écoulés.
Car, dans trois jours nous reprendrons doucement nos habitudes en France. A mille lieux de Vashish ? Pas si sûr, car si ce village laisse une impression d’ailleurs incroyable il prend aussi part à la société du “toujours plus”, comme la nôtre finalement.
Premier séjour à Vashisht à l’occasion d’une halte sur la route des trans-himalayas
Alors que nous nous rendions au Ladakh par la route en transport en commun, nous avions choisi de faire étape du côté de Manali, dernière grande ville indienne avant le passage du col de Rothang et le changement de décor.
Nous espérions nous y reposer et commencer notre acclimatation avant deux autres très longues journées de bus.
Mais Manali, station de vacances et d’amusement de la classe moyenne indienne ne nous faisait pas rêver. Comme la gale s’est répandue sur moi au Zanskar, des pustules de béton appelés “hôtels” se propageaient sur ses collines. Le centre du « nouveau » Manali était un labyrinthite de guesthousse.
Après le vol Lyon-Delhi, une nuit passée sur les banquettes de l’aéroport, un train pour Chandigarh et enfin une très longue journée de bus nous avions besoin de dépaysement mais surtout de calme. Nous avons donc tenté ce village, sans rien en connaître si ce n’est un vague descriptif issu du guide du routard vantant son ambiance relax.
A Chandigarh, notre nuit dans un hôtel glauque du quartier sans charme des carrossiers nous avait presque rendu claustrophobe : touffeur, saleté, bruit, froideur de l’accueil. A Vashisht, depuis notre balcon surplombant la rivière Beas et face aux temples de la colline du Vieux Manali nous nous sentions libérés, le seul bruit venant du grondement incessant du cours d’eau torrentiel.
Jusqu’à notre hôtel, la ville n’avait semblé qu’être serpent de goudron rampant entre des murs de boutiques de châles de kullu et parcouru par des rickshaws au klaxon facile.
Tant d’hôtels, tant de restaurants à la déco psychédélique, tant de loueurs de moto Royal Enfield… faisaient de Vashisht un parc à thème : l’Inde des hippies détournée par l’appât du gain.
Mais cette rue mercantile qui se hissait sur le flanc de la montagne menait au coeur historique de la ville, véritable village himachali* où le mode de vie rural qui n’avait pas encore tout à fait fini d’être coulé dans le béton.
L’architecture vernaculaire du temple de Vashisht, appelée architecture kath khuni*, soigna alors notre indigestion de béton, à moins que les sources chaudes sulfurées qui l’entourent nous aient enivré. Leurs ions alcalins sont dit remèdes des pires rhumatismes, espérons qu’ils remédient aussi à l’addiction au selfy des vaniteux qui tendent leurs bras de Narcisse un peu partout sans aucune discrétion. Leur perche à selfy leur était vendu par des gamins, des gamins au visage blasé comme on peut en croiser dans n’importe quelle merveille de l’Inde. Postés à l’entré des temples où des brahmanes donnaient des bénédictions, ils refourguaient leur marchandise à tout prix.
Leurs concurrentes : des villageoises venant se coller aux touristes avec leurs gros lapins angoras espérant quelques roupies pour une photo poilue.
Le temple fait de pierres et de bois était presque une exception dans le village même si ce type d’architecture est très présent dans les montagnes de l’Himachal. Mais notre enthousiasme pour ce village à pu se forger dans les maisons traditionnelles vieilles de plusieurs siècles pour certaines. Leur squelette de bois et leur chair en terre, qui ont résisté à bien des séismes, se tiennent encore fiers face à leur tristes équivalents d’acier et de béton. Sans même tenter d’imiter “les anciens” ils se multiplient, faisant du centre village une superposition de petits immeubles inharmonieux seulement aéré d’étroites ruelles.
Pensées pour les hivers rudes et enneigés, les vieilles bâtisses sont organisées sur deux niveaux, le bas pour la vie animale et le haut pour l’habitat qui profite alors de la chaleur des bestiaux.
Mais les étables se font rarement face à face dans ce village désormais. Boutiques, supérettes et hall d’hôtel les remplacent peu à peu. Les vaches dorées, corpulentes, se voient alors obligées de migrer vers l’étage supérieur, sur les coursives de leur propriétaire.
Elles y gardent les machines à tisser les fameux châles de kullu qui attendent sur les balcons que leur propriétaire soit moins occupé par l’été. En hiver, les allés et venues des navettes entre les fils, claquant sur la structure en bois doivent résonner dans toute la vallée.
Le regard des habitants
En Inde, habituellement le poids des regards insiste lourdement sur notre différence. Ici une relaxante indifférence primait, peut-être est-ce dans leur culture montagnarde de ne pas harceler les étrangers de passage ?
Je parierais plus sur le fait qu’ils soient las des babacools passant sans cesse sous leur fenêtre et ne faisant qu’ouvrir la porte aux riches promoteurs étrangers au village.
Transparents, nous avons alors pu nous fondre au mode de vie rural qui résiste encore.
Alors que dans les ruelles, les bouses répandent leur odeur, les femmes dans leur patoo* traditionnel et les vieillards sous leur “kullu cap”* se retrouvent pour laver leur linge sale en voisins dans les quelques sources brûlantes coulant dans des lavoirs de pierre ou de béton.
Le matin, il faut s’assoir sur un banc surplombant le temple. On voit alors défiler les habitants et quelques touristes, serviette de bain sur l’épaule, petit seau en plastique à la main, direction les bains dont jaillit l’eaux sulfurée.
Si quelques touristes s’y débarbouillent, dans notre cas l’odeur nidoreuse nous a plutôt passé l’envie.
Alors que nous croisons beaucoup de femmes, jeunes ou vieilles, de vieux monsieurs, d ‘enfants, nous croisons peu d’hommes dans la force de l’âge ou alors des ouvriers Népalais venus pour la saison de ramassage des pommes.
Car, la vallée de la Beas est réputée pour ses pommes dont les vergers ont été plantés par les colons anglais, ceux là même qui ont introduit la truite dans la rivière.
Puisque je la pensais également réputée pour son cidre, je me délectais d’avance des apéros dont nous pourrions profiter sur la route du retour (nous nous étions interdits l’alcool au Ladakh, trop en altitude et donc trop dangereux).
Trois mois plus tard la déception fut grande, ces cidres achetés dans un English Wine Shop de Manali, certifié 100% local par le jeune vendeur, auraient tous mérités la médaille d’or du salon de l’agriculture chimique Himachali : leur saveur artificielle me remonte encore dans les narines.
Dommage car nous avions l’habitude de commander ces pommes en excellent jus fraîchement pressé sur les terrasses des German Bakery. Dans ces café-boulangeries tentant d’imiter sans grand succès les viennoiseries européennes se rejoignaient backpackeurs israeliens (reconnaissables par leurs tongs, ils avaient tous les mêmes…), babas-smartphone et lamas-ipad (religieux détachés… de leur religion mais connectés à la 3G), les seconds tentant d’attirer les premiers dans des arnaques pseudo-spirituelles. Les murs du village étaient placardés d’affiche pour des cours de yoga, méditation, massages ayurvédiques… Trop de concurrence nécessitait donc l’approche directe.
Nous préférons éviter les terrasses du centre village et cherchons un endroit moins en vu pour prendre un thé. Enfoncé dans le village, nous tombons sur un salon de thé familial. Sur sa coursive nous avalons quelques gorgées d’un chaï bien sucré et parfumé tout en faisant glisser un palet de carrom à la rencontre des autres. Le carrom est un billard indien dont je suis devenue accro lors d’un treking au Népal.
Nous voyons nous défier des adversaires aussi variés qu’une admiratrice de shiva dans sa tenue orange, un tchaï walla de Bénares, une américaine anti-voiture qui débattra avec Romain fraîchement docteur en “sécurité routière” et un geek indien venu déconnecter un peu. Chacun avait ses règles du carrom, nous nous accordions sur les plus simples.
Nous reviendrons tous les jours dans ce salon de thé, ce qui ravira ses propriétaires, amusés de voir débarquer quotidiennement ces deux français accro au carrom. La quiétude du lieu, les rencontres plus ou moins approfondies en fonction de la longueur des parties, la vue sur la vallée, auront fait de ce lieu l’un de nos préférés et cela malgré les quelques chiens débarquaient en bandes avec leurs puces pour parier un os sur nos parties.
Un jour en fin d’après-midi, un de nos adversaires, le tchaï-walla* indien, nous conseilla de marcher encore, au delà du village où la nature nous réserverait des surprises.
D’un pas certain dans nos tongs, nous quittâmes les ruelles goudronnées pour marcher sur un sentier de dalles de pierre et de terre. Des femmes, assises au bord du sentier tricotaient chaussettes sur chaussettes tentant de nous les vendre à chaque passage : “baby shoes! Nice colors! Cheap price!”.
L’urbanisme relachait son emprise, les maisons s’octroyaient davantage d’espace vital et leur jardin bucolique magnifiquement verts et fleuris prenaient leurs marques.
Dans chaque cours, une vache attachée avec son petit nous suivait du regards. Plus chanceuses que leurs congénères qui faisaient étable dans la partie basse et bétonné du village, elles profitaient du plein air mais semblaient se méfier de notre passage, de l’avancé des touristes.
L’école du village et les cris des enfants jouant au ballon furent les derniers sons qui résonnaient avant d’être remplacés par le bruit de la rivière s’écrasant sur les rochers de son cour, à peine étouffé par la forêt.
Constitués de cèdres géants pouvant aller jusqu’à 60m de hauteur, elle nous donnait l’impression de pénétrer dans un sanctuaire de nature. Et c’était bien le cas, des panneaux indiquaient que nous entrions dans une zone de méditation sacrée.
Il y fallu enlever nos chaussures. Je n’avais jamais marché pied nus dans la fôret et je pris un incroyable plaisir à faire corps avec la nature, l’Himalaya sous ma peau. Ce lieu transmettait une aura particulière, presque mystique, inconcevable. Sans doute, y être relié par la plante des pieds a-t-il amplifié ce lien à la Terre et à nos origines primaires. Tous les deux nous avions la sensation d’avoir trouvé ce dont nous avions besoin, ce qui nous rendait simplement mais profondément heureux : le calme, l‘odeur de pin, les falaises, les cascades, de jolies oiseaux.
Un clan de macaques attirait notre regard.
Nous ne nous posions plus de question, ou juste géologique ou biologique. J’essayais d’estimer la taille des arbres que je trouvais gigantesque en imaginant combien de voies d’escalade on pouvait y mettre.
Ici les questions qu’on se posait quelques heures auparavant dans le village semblaient en comparaison d’une grande complexité. Que faire face à un cordonnier, ado père de famille à la peau sur les os, qui nous a “sur-facturé” avec notre consentement une réparation de tongs et qui fut en conséquence conspuée par des touristes indiens témoins de la scène presque prêts à lui courir après pour qu’il nous rende notre argent, 5 pauvres euros…
- Himachali : en référence à l’Himachal, état d’Inde dans lequel nous transitions
- Patoo : grand châle de laine tissé et porté traditionnellement en robe par les femmes
- Kullu cap : chapeau porté traditionnellement par les hommes dans la vallée de Kullu
- Tchaï walla : vendeur de thé
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