7 juillet 2016, 9h. Gare routière de Manali, les klaxons nous oppressent, les gaz d’échappement nous étouffent. A chaque instant nous nous trouvons sur la trajectoire d’un bus manoeuvrant pour se garer évitant la foule et les autres bus qui eux cherchent à s’extirper de ce hub Himalayen.
A la recherche du notre, celui dans lequel nous serons reliés à l’Himalaya par les vibrations d’un terrain accidenté, nous repérons une carcasse aux couleurs de la compagnie de l’Himachal Tourism and Development Cooperativ. Auprès de petites dames ladakhies emitouflées dans leur goncha1 nous nous renseignons sur la destination du bus. Leur réponse, et leur accoutrement, sont sans équivoque : Leh. Sans soute dans ce bus, nous nous voyons déjà lutter pour monter les bagages sur le toit et serrer les dents deux jours durant. Mais, alors que nous cherchons les sièges portant les numéros que nous avons réservé un passager jette un oeil circonspect à nos billets. Il est formel, nous faisons erreur. Point de carcasse et de petites dames aux longs cheveux gris tressés mais un autre bus couleur or nous transportera vers les trans-himalayas. “Or”, couleur du luxe 2 que seuls peuvent se permettre les étrangers et la classe moyenne indienne . “Moyenne”, telle que la façon d’être de ces estivants qui nous épuisèrent tout au long de la soirée et de la nuit que nous avons passé à leur côté. Dans leur monde, la musique pop a vocation à détonner à travers mur, les éclats de rires alcoolisés à transpercer les boules-quies et les Autres… à s’écraser.
Les Autres c’est, Dan alpiniste et surtout garde frontière américain, costaud comme dans les films …américains, Rick backpacker néerlandais aux cernes aussi longues que son voyage depuis le Sud de l’Inde, Cathy et son mari croates nos discrets colocataires de dortoir, Marine française, amusante doctorante en économie et bien d’autres. Ce trajet avait donc des airs de colonie ou d’un groupe Erasmus souffrant non pas de gueule de bois mais du mal de l’altitude, sur cette route parmi les plus hautes du monde.
La première pause du trajet fut l’occasion de faire connaissance, un peu plus de deux heures après être partis, soit la moitié du temps nécessaire pour atteindre le col de Rothang à 80km de Manali et à 4000m du niveau de la mer (soit un peu plus pour notre ami des Pays-Bas). Là haut, ce n’était pas la vue sur les hauts sommets glacés qui nous étourdissait mais déjà la faible pression atmosphérique qui faisait croire à nos crédules constitutions d’habitants des plaines que l’oxygène venait à manquer. Prises de paniques, celles-ci s’emballaient contre leur intérêt.
Le versant sud de “Rothang pass”, celui que l’on monte pour se rendre au Ladakh, évoque deux choses chez moi:
- Des descentes en “luge” avec mon ami-collègue Shekhar propulsées par nos fou-rires sur la neige d’avril 2009
- Des face-à-face de semi-remorques les roues dans la boue, la boue au dessus des nuages, les nuages dans le précipice en aout 2011.
Mais en juillet, nulle neige. Et, cinq ans après mon dernier passage, une nette amélioration de la chape de cette “route de l’impossible”, telle que la qualifiait une série de documentaire de France 5.
Une fois le col passé, L’autre côté du miroir, nous renvoit vers le Lahaul mais nous renvoit aussi l’image des routes Himalayennes telles qu’on les imagine. Extrême déformation de la chaussé, extrême pauvreté des ouvriers en guenilles faisant au mieux pour combler ses dépressions, extrême épuisements de ses usagers : camions, trop vieux, trop conquérants qui finissaient à son image, cabossés, écrasés sous le poids de leurs erreurs de trajectoire.
Mais bientôt, Rothang Pass, premier col de la mythique Himalayan (very)Highway ne sera plus. Un tunnel vient d’achever d’être percé entre la vallée de Solang et celle de la rivière Chandra. Finis les embourbements et les éboulements provoquant des embouteillages. Finies les manoeuvres visant à faire passer deux poids-lourds sur une route à peine assez large pour un et demi.
Les routiers, qui réapprovisionnent un Ladakh qui a perdu son autosuffisance, et les touristes, qui trouveront leur compte dans les produits manufacturées que les premiers transportent, accéderont alors directement à la vallée qui mène à Keylong dans la région du Lahaul, dernière vallée verte avant le haut et aride plateau Tibétain.
Keylong, ville calme et verdoyante sera notre escale, de quoi soulager nos globules rouges, les laisser se reproduire et épaissir notre sang avant la journée au contact des cimes, qui nous amènera à Leh, en 14h.
Avant de nous allonger sur des planches de bois de l’hôtel gouvernemental, supports rudes comme l’Himalaya, nous passons la soirée assis sur les murets de pierres qui en délimitent la cour. Pour la première fois depuis notre arrivée en Inde il n’y a pas un bruit. Les rayons couchants du soleil prennent la tangente de la Terre pour nous exposer en douceur les terrasses agricoles, monastères et spectaculaires glaciers.
Nous tentons de pointer ces éléments sur notre carte aux 1:350000, support des rêves de chacun. Marine, Dan et les autres y imaginent leur périple alors que nous étudions le trajet du lendemain. Nous passerons par des lieux dont la toponymie est déjà tout un voyage : “Zingzingbar”. Ce nom semble sortir de l’esprit d’un cartographe loufoque, c’est sans doute ce qu’imaginait Marine qui se retournera vers moi le regard rieur lorsque nous passerons devant le panneau signalétique apportant la preuve qu’un tel village existait bien.
De Keylong à Leh
Nous partons à 4h du matin après une très courte nuit rythmée par nos voisins de chambre indiens dépourvus de tout sens critique musical et de tous respects pour leur “fellow travelers”3
Doucement les glaciers se parent d’un voile rose orangé. Nous sommes fatigués mais fermer l’oeil serait une faute de goût, tout voyageur se doit d’honorer le spectacle d’un levé de soleil himalayen.
Le fond des vallées s’éclaire lentement, très lentement, au rythme de notre bus.
Au cours de ces deux journées de cahotements, jamais je n’ai ressenti cette hâte d’arriver, cet ennui qui n’aurait pourtant pas été surprenant. Je n’étais pas dans l’attente d’une délivrance, ni dans l’attente de quoi que ce soit. Aucun empressement, aucune frustration, juste le paysage qui défile à 25 kilomètres par heure et l’esprit qui se pose sur l’instant présent, sorte de nirvana peut être.
Baralacha-la, premier col à 4900m, fera fourmiller mes extrémités, l’air y est glacial. “Profiter de l’air de la montagne” nous paraît ici une expression saugrenue car l’air, en réalité, y semble rare.
Le soleil est à peine levé. Les névés lui servent de réflecteurs pour illuminer la plaine. La gelée fait scintiller les petites fleurs violettes qui se font étendards de la couleur et de la vie végétale à la porte du désert.
En pause déjeuné au milieu de rien, entouré des tentes parachutes de l’armée servant de restaurants-routiers, Romain croise un ladakhi dans les pissotières sommaires de l’aire de repos, rapporteur d’un autre monde il lui annonce : “France defeated Portugal“.
Or l’esprit se brouille parfois à très haut altitude, la France avait-elle gagné? perdu ? De quel match parlait-il ? La coupe d’Europe qui se jouait en partie dans notre ville s’était depuis longtemps dissipée dans les méandres de nos esprits et de toute façon : on s’en fichait pas mal.
Commodités d’altitude
Des taxis jeep nous doublent, nous doublons des vététistes, seules distractions dans le passage de Lungalacha La4. Dans ses lacets creusés dans un mur de rochers jaunes nous voilà devenus pendules, oscillant perpétuellement d’un côté ou de l’autre du bus à chaque virage de cette ascension qui semble infinie.
J’ai envie de me dégourdir les jambes, de boire un thé, d’aller aux toilettes. Des tentes-parachute “salons de thé”, signes d’une halte routière très attendue apparaissent. Mais le soulagement n’est que de courte durée. Nous passons devant cet oasis, le chauffeur l’ignore, il redevient mirage.
Dan aussi avait été bluffé par la fée Morgane5 qui avait élevé ces tentes dans le désert, il avait trop espéré de cette illusion. Ainsi il se leva pour demander au chauffeur la pause dont nous avions tous besion. Le bus s’arrêta net, sa vieille portière grinçante s’ouvrit et ces messieurs défilèrent pour se soulager au bord de la route creusée entre deux flancs raides et oppressants de la montagne.
Mais la route Himalayenne pose davantage de difficulté aux filles aux fesses pudiques. D’autant que les chauffeurs de bus n’ont aucune pitié pour nous.
Notre seule possibilité à Marine et moi : crapahuter dans le pierrier à la recherche d’un rocher pouvant servir de commodité discrète, démarche bien plus longue et éprouvante que de descendre sa braguette à peine sorti du bus.
Le chauffeur s’impatiente donc, klaxonne, bouguonne pour nous faire revenir.
Nous hâtons le pas, adoptant une posture de snowboardeur sur les cailloux glissants. Mais ce “rock-surf” audacieux à 5000m, non acclimaté, fait s’embraser mon sternum à chaque respiration et s’enflammer mon esprit contre ce chauffeur négligent, qui aurait pu mettre à mal mon acclimatation en douceur.
Morey Plains
A l’entrée de la plaine de Morey, je reprends mon souffle et me souviens que le Leh n’a jamais été aussi proche. Quarante kilomètres de ligne droite, un col à 5300m, une descente sinueuse jusqu’à la rivière Gya et nous retrouverons un peu de la verdure de la vallée de l’Indus.
En attendant, l’aquarelle géologique est incroyable.
Je guette l’apparition d’un troupeau de chevaux sauvages qui ferait prendre vie à la nature et qui y intégrerait nos esprits. Car si nos corps sont en mouvement depuis tant de jours nos esprits n’ont peut être pas encore tout à fait suivi et pris la pleine mesure du voyage, de la géographie.
Mais d’un coup, la nature prend vie, son souffle nous surprend. Deux tornades de poussières apparaissent.
Le phénomène est fascinant mais dans le bus la situation se gâte pour Cathy, notre colocataire de dortoir croate. Au plus mal, elle sera la première malade de l’altitude de notre voyage. Jusqu’à l’arrivée à Leh elle remplira les sacs de la Swiss Air que j’avais conservé depuis notre vol, au cas où.
Tanglang La est là mais elle ne s’en réjouira pas.
Après quelques heures de désert encore, nous passons un checkpoint dans un village du far-west Tibétain, porte d’accès au Ladakh. On imagine bien voir surgir “les derniers barbares”, guerriers Khampa6 à la réputation belliqueuse.
Puis la vallée de Gya apparaît : libératrice.
La route y est creusée dans des gorges splendides, une petite rivière nous sépare de dentelles incroyables, strates mauves érigées à la verticale qui contrastent avec la verdure éclatante des champs d’orges.
Leh n’est plus très loin. Les gorges de la petite rivière Gya s’ouvrent pour laisser place au grand Indus. Les villages sont presque dense mais de hauts peupliers leur confèrent une atmosphère relaxante. Au loin, à l’est, à l’ouest, s’élèvent des monastères soutenus par des falaises, forteresses spectaculaires de la foi Tibétaine.
Nous arrivons à Leh, aussi heureux qu’épuisés.
Notes :
1 Goncha : robe traditionnelle du Ladakh en laine épaisse
22 jours entier de trajet, une nuit en dortoir et un buffet à volonté nous avons payé : 35€ par personne
3 compagnons de voyage
4« La » signifie « col » en Ladakhi. « Lachulung La » est un col s’élevant à 5000m sur la route Manali – Leh
5 fée issue d’une légende arthurienne à qui on attribuait la capacité à faire s’élever des châteaux au dessus des flots. Cette légende à donner leur nom aux Fata Morgana, type de mirages
6 Khampa : tribu tibétaine doté d’un très fort tempérament guerrier venant de la région du kham