Balang, balang – Mémé-lé et son chang

Seul un visage émacié et des mains fines mais témoins d’une vie de labeur dépassaient d’une Goretex enpoussiérée.

Comme bien souvent le matin, alors que nous soulevions la poussière en trainant nos tongs jusqu’à la source qui nous permettrait de remplir nos gourdes et de nous débarbouiller, nous passions inaperçu dans l’univers de Mémé-lé.

Concentré sur sa chaise, sortie d’on ne sait où dans cette sphère culturelle où l’on dort, mange, travaille, en tailleurs à même le sol, il égrenait son mala1 le menton tombant sur son sternum. Entre deux roupillements, ses lèvres bougeaient. Il ne s’agissait pas de démence, d’un vieillard conversant avec son égo, mais de “Om Mani Padme Hum”, mantra portant son souhait que cessent les souffrances de ce monde.

Au soleil, (cela va de soi à Merak), il attendait sa besogne du matin. Il avait comme tâche emmener les vaches en pâturages, là où les glaciers de la Pangong Range se dévouaient pour apporter un peu de fertilité dans cette aride vallée à mi-chemin entre reg et erg.

Il attendait que Tashi Dolma, leur ait extrait le lait des pis, qu’il écrémera sans doute le lendemain à l’aube, avant que le soleil ne le fasse trop transpirer dans son habit de poussière.

Ces vachettes, maigrichonnes et très peu velues pour des bovins himalayens, il les avait sorti de leur enclos avec la force d’un géant lorsque que celles-ci, comme “bad cow” et son habituelle acrimonie, étaient parfois un peu réluctantes.

Pour qu’elles daignent bondir seules de leur enclos, il fallait que de jeunes mâles libidineux les agacent ou qu’elles soient attirées par la gamelle : salmigondis des restes de la “Tashi Dolma Canteen”.

Les vaches attachées à leur piquet de ferraille, il fallait aussi sortir le mouton, “Crazy Sheep”.

Parfois, intrépides, Romain et moi nous lançions dans cette rude tâche. Mais souvent, lâches, nous finissions par crier “Mémé-lééééé” alors que le frisé courait et sautait dans tous les sens. La pauvre bête ne sussurait jamais rien à voix basse mais était, elle, belle et bien démente. Toute la journée, attachée à son piquet ou dans son enclos, elle suivait sans cesse la révolution du moulin à prière de son Mémé, si bien que sa tête avait fini par toujours être tournée et penchée vers la droite

“Crazy sheep” espérait peut être acquérir du mérite en établissant un record de cercles auspicieux pour avoir une chance de passer du règne animal à celui des humains. Car dans le boudhisme Tibétain la Roue de la vie établit que pour atteindre la cessasion de la souffrance mieux vaut être Homme que Bêtes ou encore Etres Affamés

En attendant une renaissance meilleure, chaque journée commençait comme celle de la veille.

La traite des vachettes terminée, Mémé-lé partait pour la transhumance quotidienne et depuis quelques jours nous lui tenions compagnie tentant d’imiter son autorité naturelle envers les bêtes.
Depuis notre maison et jusqu’à ce que le village laisse place à un territoire infertile, le bâton à la main, nous encadrions les vaches, tels des brigades de gendarmes mobiles. Ainsi, nous évitions  qu’elles aillent piétiner les champs d’épinards des voisins.

Qu’il était plaisant d’enfin être capable de courir aux fesses des vaches pour les faire aller dans le bon sens sans risquer l’œdème pulmonaire.

Puis nous remontions le lac vers le Nord, entre flans de montagne désertiques et sable noir.

Alors que la minéralité laissait sa dernière chance aux verts fourrages avant plusieurs kilomètres, nous récupérions quatre vaches confiées par une villageoise.

De son fouet et de ses onomatopées, « nyaaa » « huhhhh », Mémé-lé gardait le troupeau en rang et faisait se presser les bêtes les moins fringantes.

Romain, le guide suprême bovin, était à l’avant du troupeau. Moi je faisais en sorte que mes petits protégés, un veau au poil hirsute qui de ses courtes pattes peinait à suivre le troupeau et une vache aux sabots déformés ne soient pas martyrisés par Mémé-lé. Car le vieil homme, celui-là même qui mettait 5 minutes à se relever de sa position tailleur était capable de courir après les bêtes en leur tapant les fesses avec une énergie qu’il puisait d’on ne sait quelle source.

Souvent, Mémé-lé s’arrétait, nous laissant autonome dans la conduite du troupeau.
Comme un boudddha, il s’allongait à même le sol, sur le côté, la tête soutenue par sa main.
Ils disparaissait dans la caillasse, son contour brouillé par la surchauffe des couches d’air les plus basses.

 

Alors, à mi-chemin entre Merak et Man, nous laissions les bêtes brouter les quelques mètres carrés de verdure disponibles. L’abondance ici c’était ça :  quelques touffes d’une herbe sèche et coupante rendues vivantes par les fins méandres des glaciers.

Et chaque jour je m’étonnais qu’elles ne s’épuisaient, réduite à néant par les ruminations.

Au centre, notre pâturage

Mémé-lé perdait souvent patience et repartait sans nous, lorsque nous marchions doucement, au bord du lac pour profiter du seul clapotis de vaguelettes ou dans le reg à l’affût des kiangs.

Au retour, il avait le choix entre faire une sieste au soleil, aider ses petits fils à retourner l’argile dans l’eau pour en faire l’adobe qui constituera l’extension de leur maison ou ramasser la luzerne pour préparer le fourrage d’hiver.

Je pense ne pas me tromper en disant que son moment préféré de la journée était, une fois la nuit tombée, lorsque toute la famille était réunie dans la cuisine  chauffée par le poele à bouses pour préparer les momos du soir.
Avec le plus jeune de ses petits fils, Tundup, il vidait une bouteille du chang2 qui, contrairement à l’eau semblait ne jamais manquer à Merak. Cette boisson fermentée, il l’avait préparé dans de vieux bidons d’huile de moutarde dans lesquels il faisait bouillir des grain d’orge.
Sa descente, la seule à Merak qui épargnait les genoux, était impressionnante.
Souvent il nous proposait de les accompagner dans cette tâche, vider la bouteille pour mieux la remplir le lendemain. Prudents avec l’alcool, car en phase d’acclimatation, nous ne faisions que tremper nos lèvres dans ce liquide au goût de la levure de boulanger que ma maman faisait délier dans de l’eau chaude pour préparer les gaufres de notre Nord.

Après quelques soirée, la bière d’orge avait un goût de reviens-y pour nos bouches désormais acclimatées aux alcools d’altitude.

Un soir, alors qu’il faisait frais, Romain et moi nous reposions au chaud dans notre chambre, emmitouflés dans nos sac de couchage. De notre toute petite fenêtre nous regardions le changement de couleur du ciel et les montagnes prémisses à la tombée du jour, quand la tête enjouée de Mémé traversa notre lucarne, agitant fièrement une bouteille de chang, nous faisant signe de façon presque euphorique pour le rejoindre. Comme s’il n’en buvait pas tout les soirs, comme s’il y avait une occasion particulière. Mais non, c’était un soir comme une autre, ou peut être un soir où Mémé-Lé s’était particulièrement attaché à son Romain et sa Dolma (c’est comme ça qu’ils m’appelaient là bas). Peut être parce que nous trouvions un intérêt sincère à l’accompagner chaque matin, peut être parce qu’il sentait que nous souhaitions apprendre de lui, peut être parce que nous essayions de l’aider sans jamais nous poser en position de sachants.

Notre dernier contact avec ses mains calleuse noua nos gorges et serra nos coeurs le jour de notre départ. Ainsi nous quittions Mémé-lé, la personne avec qui nous n’échangions rarement d’autres mots que “balang3 ?”(on s’occupe des vaches ?) mais avec qui nous avions malgré tout tant communiqué.

Notes :
mala1 : chapelet
chang2 : bière d’orge
balang3 : vache en Ladakhi

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