Quittant l’auberge de bon matin, je retourne sur les pas qui m’avaient menés la veille de Taksim à Istiklal.
TAKSIM, cette place qui évoque un lieu de partage, un lieu habité de revendications et de rébellions écologico-sociales, n’est finalement qu’une triste et morne étendue de béton, de jour comme de nuit. L’espace médiatique, justifié, qui fut le sien dans les lignes éditoriales de 2013, n’est en rien comparable avec sa surface physique.
De Taksim je rebrousse alors chemin du direction Galarasaray, suivant les rails plats du tramway qui, dans les années 90, après près de 25 ans d’absence, a repris les rails alors que la pollution prenait dangereusement son service dans la ville eurasienne.
Mais cette avenue Istiklal je la connais presque déjà par coeur, à moins que ça soit juste une impression liée à la présence des mêmes boutiques que dans ses homologues piétonnes de Lyon, Lille ou New Delhi.
Je passe donc ma tête, et ma curiosité, dans les nombreux “Pasaji”, ces traboules stambouillottes, qui font passer des néons racolant des multinationales à la main d’oeuvre bangladeshies à l’atmosphère plus feutrée des charbons à narguillés.
Des rues et ruelles de traverses me font me perdre dans les rues plus résidentielles qui l’entourent. Le quartier Beyoglü et un repère de matous. Des matous, qui, de leurs délicats coussinets, rodent en respectant la quiétude des grasses matinées des noctambules encore dans leur oreillers.
Dernière ses palissades, aperçois le somptueux palais de France, privilégié au milieux de son jardin dans cette faune de béton.
De l’avenue commerçante aux ruelles résidentielles je finis dans une rue pavée qui descend vers Galata mais dans laquelle s’élèvent des notes de musiques en tout genre. Me voilà dans la rue qui doit fournir une bonne partie des musiciens animant l’Istiklal Cadesi. Je saute de boutique d’instruments de musique en boutique d’instruments de musique comme on se déplace sur une portée de notes en notes, quelques boutiques souvenirs en guise d’altérations. Il a là toutes sortes de cordes tendues le long de magnifique lutherie que je rêverais de ramener dans mes bagages : oud, bouzouki, saz, kemence… et même des guitares de grandes marques américaines. Je me délecte de cette ambiance musicale en sirotant le vivifiant jus d’une grenade fraîchement pressée.
L’esprit emmêlé dans toutes ces cordes je tombe nez à nez avec la tour Galata de plusieurs siècles l’ainée de ses voisins d’immeubles.
L’attrape touristes est en marche, me voilà qui débourse 25 Lires pour voir la vie Stambouillote de soixante mètres plus haut. La prise de hauteur est aussi une prise de conscience, celle de l’étendue incroyable de la ville. Dans un sursaut de réalisme je comprends que mes ambitions de découverte du tout Istamboule ne seront pas réalisables.
Au pied de Galata, j’embarque dans un “vapur”, ces bateaux dans lesquels on saute comme dans des métro qui relieraient deux continents. Mais où vogue ce bateau ? J’ai oublié de me poser la question avant d’y monter, il m’emmène vers l’Asie c’est tout ce que je sais. Je débarque à Usküdar. Le climat asiatique n’est pas plus favorable que l’européen. Un vent glacial fait de mes doigts et orteils des membres fantômes, comme s’ils étaient partis occuper les décombres de l’unique maison en bois dite de style ottoman observée sur la digue, dont les rideaux déchiquetés évoquaient une demeure hantée. Du Bosphore je me rends vers la mer de Marmara pour atteindre un point de vue sur la tour de Léandre.
Pour échapper au vent je m’engouffre dans les ruelles que sa furie empêche de pénétrer. Dans ce recoin isolé d’Uskudar, les boutiques se font plus pratiques que touristiques, les quelques Kebab ouvrant à peine leur rideau semblent étonnés de mon passage et se hâtent de sortir leur chevalet de trottoir pour me dépeindre leur menu.
L’allure vestimentaire des habitants d’Uskudar est un peu moins bohème, un peu moins occidental, les femmes plus souvent voilées. Uskudar serait en effet la partie la plus conservatrice de la rive asiatique. Pour la première fois de mes pérégrinations stambouillottes je croise de nombreuses familles semble-t-il sans domicile se donnant à peine la peine de mendier mais donnant peine à voir, recroquevillées à l’abri du vent, soutenant leurs enfants grelottants, épuisés, blasés.
Je ne sais dans quelle direction aller et gelée je ne prends plus plaisir à vagabonder. Je prends le premier vapür venu pour faire escale à Eminonü, le point de rassemblement des touristes se rendant à Sultanahmet. Je me lance le défis de rejoindre Sainte Sophie à pied pour la visiter avec la fermeture mais je réalise une nouvelle fois que les distances sont immenses et finis par déambuler au hazard jusqu’à ce que les portes du Grand Bazard m’offrent de pénétrer dans une atmosphère caligineuse et fruitée qui donnerait presque à l’anti-clope que je suis l’envie de me fumer une shisha. Je dois zigzaguer dans les allées pour éviter les “serveurs de feu” dont les plateaux sont chargés de charbons ardents ou les vendeurs de jeans dans les avenues de la contrefaçon.
L’allée adjacente est plus paisible dans ses vieilles pierres qu’on n’oserait déranger.
Je m’aventure à l’orée d’une mosquée. Sans me prêter attention, les femmes continuent leurs bavardages et les hommes leurs wudu , ablutions qui purifient le corps avant de purifier l’esprit.
La vue de ces femmes me rappelle celle d’une autre femme. Voilée des pieds à la tête, elle était venu s’asseoir juste à côté de moi sur le pont du vapür, pourtant désert, qui nous faisait changer de continent. Sur un carnet aux dimensions lilliputiennes, d’une encre couleur Islam, elle écrit plusieurs pages qu’elle fini par offrir à la mer. Son agitation était telle qu’elle les avala immédiatement. Les deux dauphins qui faisaient la course avec notre bateau quelques instants auparavant en étaient-ils les destinataires ?
La suite bientôt!