Notre ami, Rigzin From Zanskar, cherchant à nous attirer un hiver chez lui, nous vantait souvent les avantages à venir découvrir sa vallée à cette période.
“Venez passer un hiver chez moi. L’hiver au Zanskar c’est génial. Le climat est rude, la vallée est bloquée par la neige alors, pendant des mois, on fait la fête, on s’amuse, on est tous ensemble“.
Mais, après un mois d’août passé au Zanskar, je me disais que je risquerais de revenir sur les rotules d’un séjour hivernal, non d’avoir était crispée à marcher sur la rivière gelée mais d’avoir veillé tard assise en tailleur, ayant fait gonfler mon ventre de tsampa et empoisonné mon foi d’orge fermenté.
Il est vrai qu’en été, les villages se vident. Alors qu’une majorité d’hommes part guider les touristes, les femmes et les vieillards accompagnent les dzo1 dans leur recherche de verdure et l’orge dans ses derniers efforts pour atteindre le soleil.
Mais, pour autant, ils ne s’empêchent pas de trouver des occasions de se rassembler dans des ambiances festives, célébrant la compassion du Boudha ou l’amour naissant de deux amants. Nos hôtes nous ont ouvert les portes de ces fêtes, festivals et de leurs rites, occupant donc beaucoup de nos journées et soirées.
La ferveur nous a d’abord emmené à Sani, sur la rive gauche de la rivière Stod. C’est aussi là bas que s’achèvera notre séjour quelques semaines plus tard.
Qui va à Sani…
Cela faisait plusieurs jours que nous étions arrivés au Zanskar, accueillis par les nones. Le chantier de l’école sur lequel nous devions donner un coup de main était au point mort en attendant le retour de la maître d’oeuvre, partie à deux jours de voiture de là chercher du verre pour les fenêtres. Alors, avec Romain, nous nous reposions, nous baladions, donnions un coup de main en cuisine, à la plonge… La vie était douce, pas de quoi nous plaindre.
Mais ce jour là, le cadenas du dukhan2 serait verrouillé. Nos petites dames grenates, nos chomos3, craignant que l’ennui nous guette, nous embarqueraient en direction de Sani, village sur la rive opposée où se déroulait un festival religieux.
“Qui se lasse va à Sani !” pourrait alors être pris pour le fameux adage Zanskari.
Mais en réalité, le dicton disait plutôt “Qui va à Sani va à Lhassa !”. Car ce village, s’étendait autour d’un monastère qui tenait une place importante dans la diffusion du bouddhisme dans les transhimalayas. Une première vague de grands maîtres y aurait mis les pieds dès le deuxième siècle de l’ère contemporaine, bien avant l’arrivée du bouddhisme au Tibet.
Kanishka Le Grand, Padmasambava, Naropa, tous les “grands” du bouddhisme pré-tibétain seraient passés par là.
Ainsi, ce dictons rappelait davantage les liens tardifs avec Lhassa en se targuant moins de ceux avec l’Asie Bactriane. A croire que les Zanskarpa, enclavés dans le Cachemire, avaient une vision étriquée et consensuellement décousue de leur histoire. Mais je laisserais les spécialistes, des archéologues avec qui nous avons passé une journée près de Leh, éclairer ma probable méprise.
Festival par-ci, festival par-là. Tout est festival au Zanskar et ce n’est pas notre petit “phrase book” de Tibétain4 qui nous permettrait d’en savoir plus sur la vocation et le déroulement de celui pour lequel nous marchions avec les nones. La barrière de la langue a l’avantage de retenir un peu le mystère en ne laissant s’échapper que l’imagination.
Sani était un très petit village. Une seule piste le traversait, celle qui reliait Kargil à Padum. Son monastère, le seul au Ladakh ayant été construit en plaine était accessible facilement. il suffisait de se laisser porter par le flux des pèlerins et entraîner par les courants d’airs de leurs moulins à prières. Dans cette foule, des visages familiers, notamment celui du jeune étudiant peroxydé qui avait fait la route avec nous entre Leh et le Zanskar. Dans cette large allée qui menait au monastère, la plupart des gens de son âge tenter de semer un vieux fou en goncha armé d’un bâton qui leur courrait après. Il tentait de les extirper des tentations mercantiles s’affichant en bordure de piste pour les ramener vers les chemins de la foi.
Celui-ci stoppa net sa course lorsque que son regard croisa les nôtres, amusés par ce personnage de cirque. Son masque de père fouettard tomba au profit d’un sourire de sincère bienvenue et d’un regard rieur nous invitant à lui serrer la main.
Si la plupart des pélerins, était là pour écouter un lama lire des canons bouddhistes, beaucoup en profitait pour commercer.
Rassemblant des habitants de toutes les vallées du Zanskar n’ayant pas l’occasion de quitter leur village tous les quatre matins, les festivals de la sorte avaient alors un rôle de plateforme d’échange de biens de toute sorte. Ils pouvaient ramener chez eux tapis, rideux (rideaux-hideux), vêtements, bijoux mais aussi pommes du Cachemire et friandises des usines de la plaine gangétique.
Quelque soit le degré d’implication spirituelle des pèlerins, pour ce festival, les plus belles chuba, les plus belles goncha, même quelques éclatantes tenues de soie, paraient les zanskarpa5. Turquoises et coraux alternaient autours des cous. Les plus vaniteuses avaient sorti leur perak, coiffe aristocratique luxueusement ornée de turquoises et lapis lazuli . Même si tous ces pèlerins semblaient être vêtus de façon uniforme, le statut social se déduisait du détail des ornements.
Dans la cour du monastère, par centaines, on pouvait compter les ombrelles multicolores grâce auxquelles les on se protégeait du soleil. Ce nombre, multiplié par trois, donnait celui des bonnets couleur fauve des dames zanskari desquels sortaient les deux longues tresses reliées entre elles à leur extrémité.
Un zanskari, avec son bonnet traditionnel aux oreillettes de feutre orange, passerait presque pour un iconoclaste dans cette kyrielle de bonnets-cagoules que je supposais issues des surplus de l’armée indienne.
Ceux qui n’avaient pas d’ombrelles, étaient assis à l’ombre d’arbres d’un gigantisme presque miraculeux pour la région. Agnostiques que nous étions, d’autant plus face à un argumentaire en tibétain, nous avons choisi cet endroit pour nous protéger du soleil et de la poussière. Nous n’étions peut être pas en première loge pour recevoir les paroles religieuses mais bénéficiions d’un poste d’observation parfait sur l’activité de l’enceinte d’un monastère pendant un rassemblement populaire.
A côté de nous coulait une source dans une rigole de béton. Elle servait à la vaisselle que venait frotter avec un chiffon usé les volontaires. Modèle d’événement eco-responsable, nombreux étaient ceux qui avait apporté leur propre tasse, mais nous, nous n’avions pas eu ce réflexe et passâmes l’après midi à assoiffés et envieux au passage de jeunes hommes enjambant femmes et enfants, théière à la main, pour remplir les tasses. Inlassablement il faisait les aller-retour entre une baraque dans laquelle infusait le thé et cuisait le riz dans d’immenses chaudron. Chez nous, les casseroles de cette taille sont en voie de disparition, remplacés par les food-truck.
Lorsque le moine eut fini son baragouinement, les dévots s’empressèrent de le recouvrir de centaines de katak avant de filer à la distribution du repas. Ces écharpes de soie, pourtant d’une grande finesse, le faisant alors quadrupler de volume, comme nos estomacs.
Nyoung Né – le jeûne dans le boudhisme
Au Zanskar, comme dans l’Inde des hindouistes, la nourriture est le plus sacré des dons. En sanskrit elle est appelée “annadana” : un cadeau que nous fait la Terre et un don que nous nous devons de partager. Alors, comme dans beaucoup de culture, avec un statut d’invité qui nous colle à la peau, on mange souvent plus qu’il ne le faut.
Mais, dans la culture du boudhisme tibétain, comme dans d’autres traditions, des périodes de jeûne sont prescrites. Ici, ni “Carême”, ni “Yom Kipour”, ni “Ekadashi” ni “Ramadan” mais “Nyoung Né”. Un jeûne partiel ou total, une pratique purificatrice dans tous les cas. Pour Nyoung Né, on se trouve comme vocation de s’affamer d’éviter de renaître dans un monde inférieur, celui des êtres affamés justement.
Les mantras à l’égard d’Avalokitechvara, récités tout au long de la pratique deviennent les nutriments de l’âme. Le plus populaire des avatars du boudha, émanation de l’Amour et de la Compassion universelle, de ces miles bras et onze visages, hante les villages d’un murmure constant : “Om Mani Padme Hum Om Mani Padme Hum Om Mani Padme Hum”.
A Tungri, la célébration de Nyoung Né avait lieu ce 7 août 2016 et n’allez pas nous demander pourquoi les oracles avaient choisi cette date. A la nonnerie, il commençait bien tôt pour nos chomos. Levées sans avoir attendues le soleil, aidées par deux cuisiniers animés par la volonté d’améliorer leur karma en malaxant de la tsampa*, elles préparaient le terrain et le festin.
Dans la pièce de la nonnerie qui, habituellement, servait de salle de classe aux bouilles de nones en devenir, torma* et bougies avaient été méticuleusement préparées les jours précédents.
Alors que nous nous levions, honteusement, avec au moins quatre heures de décalage sur la communauté monacale, nos bols furent remplis par un petit déjeuner d’exception qui aurait plus nous clouer sur nos choktses6. Chapati et omelette furent remplacés par la “paba”, version améliorée de la tsampa : grasse, sucrée, agrémentée d’abricots secs. Sain et simple, peu transformé, le repas rêvé de l’éco-randonneur et je m’en nourrirais bien sur les sentiers. Mais nous n’étions pas au Zanskar pour traîner nos grôles, nous avions plutôt de la lasure à passer sur les boiserie de l’école.
Cependant, Phuntsog Dolma, de son habituel regard sévère, nous interdit de retourner travailler cet après-midi là. Pour le bien de tous les êtres, le lama donnerait son enseignement, les nones prieraient et nous devrons nous envelopper de cet aura censée nous protéger.
Certains, ceux non occupés par leurs affaires ,avaient choisi le jeûne pour cette journée. D’autres, celles passant l’été au Zanskar à s’occuper de la terre familiale s’étaient rassemblées pour recevoir la félicité.
Protégées de la poussière par une bâche posée par terre, toutes ces dames formaient un fatras de turquoises, de chubas7, de mudras8.
Le ciel s’accordait avec la couleur des cheveux des vieilles dames mais les averses ne les atteignaient pas, protégées par la toile d’un parachute tendue au dessus d’elles par quelques éminences.
Arrivé sous les roulements de tambour d’un musicien un peu toqué, mais auquel le petit Wantok vouait une admiration sans faille, le lama s’installa.
Le petit Wantok faisait partie de ces visages d’enfant qui nous était vite devenu familier. Il passait ses journées à vadrouiller à la nonnerie, pointant de ses bâtons qui lui servait de baguette de percussionniste la haute montagne sur laquelle son père patientait, assistant depuis des semaines des alpinistes au camp de base de leur expédition.
Notre lama, loin des altitudes des sportifs occidentaux ne lévitait pas. Il avait juste pris un peu de hauteur, assis sur son autel pour psalmodier ses mantras face à des nones attentives et appliquées.
Les plus impliquées, et sans doute les plus culpabilisés par leurs actions passées, remplissaient les rangs qui suivaient.
A la poupe du navire spirituel ou Romain et moi étions assis, ses bonnes paroles étaient inaudibles, “acte de présence” n’y rimait pas avec “pleine conscience”. Les discussions et rigolades allaient bon train. Les biscuits aussi secs que les abricots, trempaient dans le thé. Les bébés jouaient sous la responsabilité d’enfants à peine plus grands. Ces marcheurs débutants, vêtus de soie, s’agrippaient à nous pour s’initier à l’équilibre instable.
Des petites filles tentaient en vain de nous apprendre les mudras rituels. Pauvre Français, esclaves de la chaise et du clavier, incapables de se tenir en tailleur et n’ayant guère plus de souplesse pour contorsionner leurs doigts.
Comme à Sani, ce fût sur un festin de paba, de tsampa colorée et d’un peu de chang que s’acheva cette pieuse journée, prétexte au rassemblement.
Notre quart d’année au Ladakh-Zanskar, nous l’avions pensé comme une façon de nous réconcilier avec notre vision profonde du voyage, pour être plus en accord avec nous même. Voyager lentement. PRENDRE LE TEMPS et COMPRENDRE.
Partir en croisade contre les biais, cesser l’accumulation de souvenirs, d’interprétations erronées.
Après un mois de séjour au Changtang, nous avions fait le deuil de ce vain objectif. Le temps passait bien trop vite. Trois mois permettrait de remplacer la diffusion d’images trafiquées par nos cerveaux de touristes par une vision plus réaliste de ces territoires boudhistes. Mais, sans parler Tibétain, sans pouvoir échanger réellement, une compréhension fine du Ladakh, une prise de recul abyssale, nous était hors de portée.
Cependant, en à peine une semaine au Zanskar, nos personnalités plus contemplatives que consommatrices, étaient comblées par les multiples occasions de nous joindre à la communauté, j’avais l’impression d’être une voyageuse privilégiée, avec un réelle possibilité d’observer.
Le « tcham » de sani – festival des moines masqués
La fin de notre séjour s’annonçait, mais nous n’en avions pas encore conscience.
Alors c’est de bon coeur que Romain et moi nous entassâmes avec les nones dans la jeep de Gatouk, l’ancien chef du village pour nous rendre de nouveau à Sani. Cette fois nous n’aurons pas à marcher puis à escalader la remorque scabreuse d’un camion pour rouler jusqu’au village en essayant de ne pas nous envoler à chaque ornière.
Des jeeps étaient stationnées à tout va à l’approche du village. Tout le Zanskar s’était donné rendez-vous et tous les tours-operator avaient suivis rameutant des chasseurs de clichés, photographiques j’entends, de tout horizons. Le D-Day du Sani Mask Dance Festival était enfin arrivé.
Si pour nous, et sans doute beaucoup des personnes présentes, cette mise en mouvement des corps des moines dans des costumes chatoyants était perçue comme un spectacle de danse folkorique, il s’agissait d’un raccourci presque méprisant tant les moines accordaient dévotion et dévouement à cette pratique dénommée “cham”.
Rituel tantrique que ne sont à même de pratiquer que les membres les plus érudits de la sangha9, il met en mouvement les puja10. Ils ne se contentent pas de porter masques de bois, ils incarnent au plus profond de leur être les divinités qu’ils représentent. Alors capable de délivrer des instructions morales, ils peuvent entrer en piste.
Nos nones se prosternent, la vénérable Khandoma, élégante dans sa veste de soie fushia, prend place sur la terrasse. L’épouse d’un lama bouthanais emporte l’assemblée en entamant un discours qu’elle traduit en anglais. Appelant à la paix, elle nous fit joindre, à tous, les paumes des mains, et, dans le silence, nous appela au recueillement.
Tout cela, nous l’observions, nous le vivions, comme des touristes gâtés après avoir grimpé sur le toit du monastère, entraînés par Martina une jeune guide suisse dont nous avions fait connaissance quelques jours auparavant. Comme toutes les Suisses, Martina était hyper sportive et hyper cool. Le genre de personne passionnée et sincèrement bouddhiste avec qui nous aurions aimé passer plus de temps.
Rigoureusement codifiés et porteurs de sens, les lentes circonvolutions des moines, les pas précis qu’ils posaient à chaque coup de tambour nous envoutait.
Il était impossible pour nous d’en comprendre la signification sinon de présumer qu’il s’agissait de la mise en scène d’une énième bataille entre dieux et démons et que les premiers triompheraient.
Les personnages se succèdaient, comme les “maîtres du cimetière”, les durdags, squelettes virevoltant autours de l’effigie de l’égo.
Mais pour désacraliser le moment, les atsaras leur emboitaient le pas. Ces clowns, entrés dans le cercle fermés par la foule, imitaient les danses des moines.
D’autres bouffons, aux masques d’animaux, passaient dans la foule pour récolter l’aumone. Loin de se comporter en enfants de coeur, ils attrapaient et lançaient les bonnets des femmes récalcitrantes.
Le premier acte se terminait comme le vent violent et sablonneux se levait. Ainsi finissaient les journées passées à Sani : nos visages étaient transformés en masques terreux, nos cheveux recouverte de poussière grise prenaient un coup de vieux et nos poches, comme pour nous rappeler la vanité de la façon dont nous cherchons habituellement à les remplir , se garnissaient de sables.
Les photographes n’avaient plus qu’à remballer leur coûteux objectifs s’ils ne voulaient pas les affubler de milles rayures.
Comme la foule avait pris la fuite vers les jeeps nous pûmes descendre de notre piédestal pour être au plus près des moines qui terminaient la cérémonie en accomplissant des chorégraphies devant chaque objet rituel que mettrait en exergue un lama.
Manger. C’est toujours comme cela que s’achève les célébrations. Le vieu fou, qui courait et criait après les enfants lors de notre première venue à Sani, s’astreignait à passer parmi les convives pour distribuer l’orge grillé, sorte de pop-corn plus sain(t), et les tsampa-cake.
Pour rentrer à Tungri et éliminer le gras accumulé, nous commençames à marcher, suivant une vieille dame courbée par le panier chargé qu’elle avait sur le dos. Romain la soulagea jusqu’à ce qu’elle arrive chez elle, à la sortie du village, nous gratifiant de ses bons ”juley”.
Les jeeps passaient, nous recouvraient de poussière. Celle de Tashi-Norbu s’arrêta. Cet ancien militaire tungri-pa, ramenait nos gamines-nones et leurs mamans au village. Il nous proposa alors de monter dans la remorque. Nous abdiquâmes. Les fillettes qui s’amusaient déjà à tester leur équilibre avant notre montée redoublaient d’intrépidité pour nous impressionner, lâchant leur main de la remorque pour mieux nous faire sursauter à chaque bosse passée .
Notes
dzo1 : croisement vache-yack
dukhan2 temple
chomos3 nones en zanskari
Tibétain4 je parlerais de « tibétain »
pour simplifier plutot que des différents dialectes (zanskari, ladakhi…)
zanskarpa5 habitants du zanskar
choktses6 petite tables en bois tibétaines
chubas7 robe tibétaine
mudras8 position symbolique des mains
sangha9 communauté boudhiste
puja10 prière