Après deux jours secoués par les ressauts de la terre sèche, bridés entre les portières d’une jeep bruyante et nos voisines murées dans le silence, nous avons atteint le Zanskar.
Après le passage d’un pont de ferraille déposé là par les génies civils locaux. Après celui d’une arche de terre surmontée de formes chorten-oïdes, ligne d’arrivée spirituelle.
Après un virage à 90 degrés. Nous quittons une dimension minérale hostile, immense, pour retrouver la dimension humaine des villages Zanskari, des arbres, des cultures, des gens. Ainsi, au bord d’une surprenante coulée de goudron se déversant depuis les hauteurs de la nonnerie notre chauffeur s’affaire à dénouer les cordes qui, pendant deux jours, ont empêché nos sacs de se faire la malle.
Nous sommes arrivés à Tungri, assouvis, accueillis par le silence d’un village assommé par le soleil. Là, le chemin vers notre destination : la nonnerie de Tungri, continu à pied, en solitaire.
Fini les lignes droites, les émotions toutes tracées, un chemin étroit zigue-zague sur la colline de roc inerte. Des chörtens1 nous indiquent le chemin. Alors, les mains agrippées à la lourdeur de nos sacs, courbés tels des mules plombées par leur charge, nous montons doucement, mais non pas sans enthousiasme, vers ce lotissement religieux que j’ai longtemps imaginé, fantasmé sans doute, lors des lectures des aventures d’une auteure française, Caroline, que nous rejoignons pour un mois. Ses récits, entre autre, ont attisé mon envie de l’Autre.
Débarqués sans transition, fatigués, il faut malgré tout convertir des heures de rêverie, d’imagination, de bonheur anticipé en expérience, en instant présent, ne plus être dans la projection, être dans le “ici et maintenant”.
La nonnerie nous est servi sur un plateau de rocaille,assaisonné de silence. Toujours personne à l’horizon. Le chantier de l’école sur laquelle nous devons travailler semble à l’arrêt. Nous posons nos lourds sacs dans la poussière pour reprendre notre souffle. C’est alors que nous apercevons Abi-Pelé, feutrée de la tête au pied, du bonnet à la bottine, retroussée des oreilles aux orteils, penché sur sa canne à la recherche de sa jeunesse. La doyenne de la nonnerie, nous fait signe de faire le tour du dhukhan, du temple.
Apparaissent 3 nones. Sans suspicion, surprise ou suffisance, elles s’approchent pour nous accueillir, serrer la main. Enfin, au Zanskar, on ne devrait pas dire “serrer la main”, le geste n’est pas le même que par chez nous. Ici, acte d’une none, geste d’hospitalité et de bienveillance, il est un accueil sincère plein d’humilité. Sa beautée n’est pas voilée par une finalité intéressée, celle de s’inventer une prestance, de marquer la distance. Reproduisant le mudra du lotus, leurs mains se font cocon de la nôtre, de longues secondes durant, marquant alors la vrai transition dont nous avions besoin pour débarquer.
Ces mêmes mains nous font signe de les suivre, de monter quelques marches, de passer une vieille et basse porte en bois et de nous installer dans la cuisine de la nonnerie.
Les trois rigolotes se présentent : Kes-machin, Fas-bidule et Tashi-truc, c’est trop nous demander, nous ne retenons pas leur prénom. “Hélène“ se transforme en “Elena“, comme toujours à l’Est et “Romain“ est imprononçable. Là, comme bien souvent, la barrière de la langue nous empêchera de dépasser les lieux communs. Nous ne sommes pas certains qu’elles ont compris qui nous étions et ce que nous faisons ici, qu’elles s’attendaient à ce que ces deux ingénus débarquent pour s’installer là pour des semaines. La réponse était non, notre fin d’après-midi se déroulera dans un flottement d’incompréhensions.
En attendant, nous sommes là, dans l’obscurité d’une salle enfumée depuis des siècles par la cheminée mal calfeutrée d’un petit poêle à bouses utilisé matin, midi, et soir pour nourrir les religieuses et les petites filles suivent leur modèle.
Si nous n’avons pu retenir leur prénoms au premier contact, nous avons pu retenir leur rire significatif et bien souvent communicatif. Assises face à nous, elles discutent entre elles, se marrent, nous servent du chaï et des biscottes, se marrent encore. Elles nous imaginent fatigués.
– “ce-lip?” (sleep). Nous questionnent-elles. Et se marrent de plus belles en nous expliquant qu’elles aimeraient feindre un retour de Kargil pour, comme nous, s’autoriser à se poser pour boire du thé, de manger et de dormir. Nous rions avec elles, elles se moquent de nous, d’elles-même. Mieux vaut avoir le sens de l’humour à leur côté et dans ce Zanskar bouddhiste qui laisse peu de place à l’égo pour développer sa susceptibilité. Nous en prendrons pour notre grade, avec les éclats de rire de Kesang à chaque “dzangs man“ énoncé par Romain, formule de politesse apprise dans un guide linguistique qu’on comprendra vite comme étant sur-faite mais dont la prévenance française nous empêchera de nous défaire.
S’efforcer de s’asseoir en tailleur pour que la pointe de nos pieds ne cible aucune denrée, aucune nones, aucune personne est par contre une politesse dont nous, pauvres français raides comme des piquets tant dans leur posture que leur paraître, avons vite abandonné, encouragés par ces abis2 à l’arthrite bien installée.
Une nouvelle none arrive, Sonam Yangdol, la gentilesse irradiante, diffractée par un premier regard que deux étrangers ne s’échangeraient jamais dans notre hexagone, à moins d’être désinhibés par quelques degrés d’éthanol.
Puis un regard sourcilleux se pose sur nous. Malgré qu’il soit rond, poupon, il est masqué par la sévérité et le tracas. La naïveté des premiers contacts monacales s’estompe. Phuntsok dolma, l’une des plus jeune, peut être plus “réfléchie” et directive du groupe, essaie de comprendre qui nous sommes et ce que nous faisons ici, plus chargés que des mules.
Il lui suffira un coup de fil à Caroline, partie à Kargil à la recherche de verre pour les fenêtres de l’école, pour la détendre et qu’elle nous propose d’établir notre chambre l’une des pièces de la nonnerie.
Le parfum des bougies fraîchement éteintes et de l’encens absorbé par les noeuds grossiers des tapis qui s’amoncellent sur le sol, le plafond de draperies, les tangkhas, forment un panaché de matières et de couleurs qui plongeront nos songes dans cet univers du boudhisme Tibétain. Je suis rassurée, mon backpack orangé ne dénote pas trop.
Le soir, posés sur d’étroits matelas recouverts de motifs de noeuds infinis, nous sommes bien derrière nos choktse, petites tables en bois sculptées. Dès lors, les cycles de nos nuits seront cadencés par les battement d’un imposant drapeau à prière. Entre nous et les chevaux de vent3 de fin carreaux posés sur les menuiseries brinquebalantes. Ils sont maintenus par des clous apposés latéralement par d’agile ouvriers qui parfois se ratent. Beaucoup sont fissurés. Tant pis. Pour les changer on attendra un “dégât des ours”.
La suite bientôt…
chörten1 : également appelé stupa. Il s’agit d’un momument bouddhisme pouvant contenir les reliques de religieux
abi2 : mamie
chevaux de vent 3 : tradcution de « lungta »,autre nom des fameux drapeaux à prière Tibétains
joli jeu de mot : empêcher nos sacs de se faire la malle ………..^^
ton sac à dos est parfaitement assorti à la déco de votre chambre, on jurerait que tu l’as fait exprès!!
je suis donc « Abi béa », plus joli que Mamie ou Mémée
bref, beau reportage, on vit votre accueil par ses nones