[Zanskar] Eveil à la nonnerie

Réveils aux sons du Tibet
Toute la durée de ce voyage himalayen, nous étions de véritables gouffres de sommeil dans lequel nous nous enfonçions des heures, dormant 10 heures ou davantage par nuit. Sans doute le sommeil lesté car nos esprits légers.
Seulement, à Tungri, le réveil était généralement sonné pour toute la nonnerie, et il cela très tôt. Les muezzins de Kargil, la shiite, étaient remplacés par les dungchen1 de Tungri la gelugpa2.
Pour notre premier matin dans l’enceinte monastique, je dormais profondément, alors que retentit la trompe tibétaine. Emmitoufflée dans mon sac à viande, j’aurais habituellement ragé de m’être fait réveillée dans un sommeil si paisible si cela n’avait pas fait vibrer en moi l’écho euphorique du bonheure d’être enfin arrivé dans ce lieu si désiré. Il ne s’agissait plus de mon imagination narrative mais d’un moment burlesque, bien réel. Les nones, dont on imagine la sacrée dévotion, devaient donner le meilleur pour souffler dans cet instrument mais le son qui en sortait m’évoquait plutôt nos tentatives à mes soeurs et moi, alors enfants, de souffler dans le clairon militaire qui trainait chez nous plutôt qu’un appel à la spiritualité. Les nones rencontrées la veille m’avaient plus donné l’impression d’être clown que religieuses et leur sens de la mélodie semblait le confirmer. Me voilà donc ouvrir les yeux pour la première fois qu Zanskar, en presque fou-rire, détachée.

Puis, régulièrement le matin, sans nous laisser le temps d’émerger, elles entamaient des prières chantées, des heures, parfois presque des jours entiers. La salle de prière était petite et nous laisser peu l’occasion d’aller nous y envelopper des tonalités tibétaines expirées des canons bouddhiques, alors, souvent, nous restions drapés dans nos duvets à écouter. La journée était censée commencer, ce qui par chez nous signifie se lever, se mettre en branle, courir d’activité en activité, ici nous retenait pour déjà “s’arrêter” et “profiter”.

Bien sur, tout le monde ne peut pas prier, la nonnerie doit continuer à s’affairer alors celles qui nourrisaient l’esprit bénéficiaient de celles qui nourrissaient les corps : celle qui malaxaient l’eau et la farine, celle qui formait des galettes avec son rouleau de bois et celle qui les faisait cuire sur le poêle. Le chappati3 à la mode tayloriste.
Je n’aurais pas croisé une poule en trois mois himalayens mais aurais agrémenté cette base alimentaire indienne d’omelette presque chaque matin. C’est sur, en Himalaya, l’oeuf vient avant la poule.

Chez Abi Pelé
L’eau, elle, ne tombe pas du ciel, ou rarement, elle ruisselle des glaciers, surprend des résurgences et finit par se déverser dans des tuyaux caoutchouteux sur des dalles de béton du lavoir .
Abi Pelé, comme toutes les nonnes, doit régulièrement monter l’eau pour le thé et la toilette dans sa cellule. Alors que nous errons, j’aperçois cette petite dame. Courbée commes les arbres qui peinent à se redresser à flanc de montagne, des branches tressées posées sur son dos pour supporter le poids des bidons, elle s’en va remplir.
Je me souvenais du passage du film de Caroline ou Abi Pelé se plaignait de ses genoux, alors avec Romain, nous allions enfin pouvoir nous rendre utiles et faire connaissance en la déchargeant de cette tâche.
Nous montâmes l’eau dans sa cellule. A l’intérieur, les marches étaient plus hautes que ces petits tibias. Alors, dans la pénombre, comme un enfant apprenant à marcher, elle se servait de ses quatres membres pour progresser. Dans ces royaumes où tout est bâti sur les pentes, les ouvriers doivent se lasser à terrasser d’innombrables marches, alors ils s’économisent en les faisant hautes, très hautes parfois, sans penser à l’arthrose qui viendra.
Arrivée dans son étage, elle paraissait plus peinée qu’essoufllée car elle n’avait pas grand chose à nous proposer. Psalmodiant, elle secouait chacun de ses pots en fer espérant y trouver des biscuits, des fruits sec ou quelques miettes déshydratés. Alors tant pis, croyant qu’elle ne nous ferait pas plaisir, avec une tasse de thé au beurre légèrement rance, elle s’autorisa à nous servir la tsampa4. Romain, par politesse plus que par appétit, s’y essaya. Mais cette farine d’une finesse incomparable étouffe avant de nourrir. Faisant l’erreur d’inspirer alors qu’il approchait la cuillère de se bouche, il encombra son pharynx de cette poussière d’orge grillée qu’il expectora, ennuageant l’atmosphère dans un fou-rire général.

Lumière nocturne
Il fallait poser ses premiers bons moments dans leur décors. En ce début de soirée, la lumière était belle, mettant séquentiellement en avant les glaciers, les champs, les murs blanchis de chaux. Je voulais capter ces clairs-obscurs de la lentille de mon appareil photo.

Tsering Dolma adossée à son chörten était là, elle aussi, à poser son âme contemplative sur ces montagnes. Ses montagnes. Quelques objets noirs et blancs se déplaçaient lentement sur les pentes raides, des yacks ou dzos qui paissaient en altitude .Elle me prie par la taille, me guida de la douceur de son sourire pour m’emmener circonvoluer en silence autour de ces monuments du dharma5.

Quand elle était plus jeune, plus agreste que pieuse, elle y montait dans ces montagnes mais désormais de la paume de la main, elle tapote ses genoux, signe d’abdication face aux caprices articulaires.


Repas du soir
J’ai rarement entendu la voix de Tsering Dolma, même les soirs où nous étions rassemblées pour cuisiner, patienter, dîner. C’était souvent l’occasion d’apprendre à cuisiner les momos, à plier les shutagis6 à la lumière de la frontale, à la chaleur du poêle, ou à danser avec le petit Wantok, troubadour surdoué du village.

nb : les danses zanskari sont vraiment lentes et peu dynamiques, ce n’est pas juste Romain
Le plus souvent, nous mangeons avec une turmang, une cuillère, mais, comme Tsering Dolma, certaines préfèrent l’aiguille aux couverts. Un ustensile de la sobriété pour prendre pleinement conscience de la valeur de chaque aliment amené à portée de bouche.

 

D’autres idolâtrent les mets d’une toute autre façon. Abi-le-clown, l’une des doyennes, n’avait pas la retenue de ces consoeurs. Assise sur une malle, dans l’ombre appelant aux bêtises, de ses grands yeux desquels partaient des rides qui creusaient l’ensemble de son visage, elle nous lançait des regards à Romain et moi, comme une fillette préparant son numéro. Alors, elle se mettait à lécher goulûment son assiette et de sa voix rauque ayant résonnée des dizaines d’années durant entre les paroies himalayennes, elle nous lançait des “washing… washing”.
“Washing“. Le vraie corvée attendait souvent le lendemain. La vaisselle était entassée dans une bassine, sous un bidon généralement vide à cette heure de la soirée et qu’il faudra de nouveau traîner depuis la source le lendemain.
Seul le “washing” de nos dents nous attendait. Il n’y avait pas de sanitaires à la nonnerie, pas de lavabos dans lequel cracher notre morve. Il fallait sortir jusqu’à la source pour humidifier les poils de nos brosses à dents desséchés par l’atmosphère du désert zanskari. Mais dans une obscurité seulement troublée par la pureté du ciel étoilé, chaque bruit faisait se manifester notre frousse. De nombreux témoignages faisaient état du vagabondage d’un ursidé nocto-diurne, une bête au pelage plus hirsute que mes cheveux. D’un ours brun là bas nommé tenmo7. Il agaçait, voire épouvantait, les villageois en cassant leurs carreaux et en agressant leurs animaux. Peu avant notre arrivée, mal-léché il aurait attaqué un ânon, l’aurait retenu entre ses griffes avant que la nonnerie se soulève pour le faire fuir armée du vacarme de casseroles.
Un soir, j’entendis un grognement et me pensa à la portée de ses griffes. Il s’agissait en fait des complaintes de la maigre vache de la nonnerie, lassée de n’avoir pas assez à manger.
Un jour, pour faire peur à l’ours, ou peut-être plutôt, pour faire plaisir à l’ourson intérieur, Caroline ramena un chiot à la nonnerie, Yuki, sans que les nonnes puissent comprendre notre attachement à cette bête. Un chaton se fit mieux accepté quelques jours après et nul ne sait lequel des deux a repoussé l’ogre affamé.

 

Notes :
dungchen1 : ou trompette du Dharma. Cor tibétain utilisé pour les musiques rituelles
gelugpa2 : ligné du boudhisme Tibétain dite des bonnets jaunes
chappati3 : pain du monde indien élaboré sans levain
tsampa4 : farine d’orge grillée
dharma5 : enseignements du Boudha
shutagis6 : sorte de pâtes
tenmo7 : ours en ladakhi

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