Chere Leh, je t’ai trouvé changée

Alors toi le mouton “cracra”, je n’aurais pas pensé te retrouver une nouvelle fois à Leh.

Tu dois être un saint animal pour n’avoir pas encore fini en “mutton momos”, ceux là même que notre ami et guide Rigzin from Zanskar le “végétarien saisonnier” prend plaisir à déguster sur les terrasses des restaurants de Leh.

Tu dois être l’une des rares choses qui n’ait pas bougé à Leh, comme la petite mamie toujours assise à côté de toi à la sortie de la ruelle des maîtres naaniers, des vendeurs de naans1.

Chez les maîtres naaniers

Derrière toi, il y a du mouvement et le chantier commence dès ton petit quartier musulman avec son corridor de boulangeries.

De part et d’autre de cette rue terreuse, les faiseurs de pain, qui se délectent à l’idée de voir tes congénères en kebab bien au chaud dans leurs galettes, sont toujours là eux aussi. Certaines de leurs petites baraques d’argile bâties de la même terre que les tandoor2 sur les bords desquels ils claquent leur épaisse galette d’eau et de farine, semblent à l’abandon.

Dans le meilleur des cas elles sont en rénovation comme le fut, il y a quelques années, l’ancienne mosquée Tsa Soma endommagée par des siècles d’infiltrations.

De l’humidité à Leh ? Eh bien depuis quelques années la mousson se fait alpiniste et parvient de plus en plus à passer les hauts cols déversant son sérum de vie sur les transhimalayas. Mais, pour ce quartier, la pierre n’est pas à jeter au réchauffement climatique mais plutôt dans les canaux d’irrigations. A la tombée du jour, leur eau descend de Chubi3 pour rejoindre le talweg de cette vallée citadine. Ils inondent l’entrée du quartier qu’on ne peut alors rejoindre qu’en parcourant les briques de gué empilées là pour éviter de se tremper les pieds. S’esquivant sous terre, ils font remonter leur fluide jusque dans la capillarité de ces maisons séculaires

Et cette humidité, elle use les murs, même ceux sur lesquels une épaisse fumée s’est accumulée en quatre siècles.

Charpentes et murs retapés s’éclaircissent et s’uniformisent ainsi avec le style architectural tibeto-ladakhi-baltistani prisé pour la construction du récent “Central Asia Museum”.

Et quoi qu’il en soit cela n’altère pas le moins du monde le goût des galettes toutes chaudes que par hérésie nous fourrons avec des barres de chocolats industrielles.

Romain à la boulangerie

Syncrétisme mystique, syncrétisme urbain

Les effluves de pain mènent au Main Bazar, sérail de pacotilles, sérail religieux, sérail délicieux où les touristes se retrouvent pour prendre des forces ou célébrer la fin d’un trek.

L’entrée de ce “centre commercial” n’est pas un portique métallique précédé de portes automatiques ouvrant sur une atmosphère qui m’est exécrable mais un arbre tout contorsionné, considéré comme sacré par les boudhistes et  sikhs. Enturbannés et porteurs de chuba4 s’accordent sur le sacré syncrétisme de ce vieillard végétal nommé Datun Sahib. Pour les uns, il aurait été planté par un mystique. Pour les autres, il aurait poussé d’un bâton de marche laissé par un émérite enseignant du dharma, Staksang Raspa.

Indienne poésie qui dépasse notre intellect terre à terre, qui veut que les arbres soient vénérés et respectés au point de ne jamais être tailladés, déracinés, déplacés. A Sarita Vihar, le quartier dans lequel je vivais à New Dehli, un peepal sacré bien enraciné en plein milieu d’une route qui nous obligeait à reconsidérer notre vision du rationnel et de l’irrationnel.

Ici Datun Sahib ne gène pas. Il a vu ses écorces se polir au fil des siècles et des passages de badauds qui le touchaient affectueusement. Il est une porte naturelle vers un quartier désormais vierge de verdure qui nous étouffe dans la poussière au plus on avance vers la vallée de l’Indus.

Juste derrière lui, encore au calme, une gurdwara5 s’élève presque collée à l’une des mosquées.

Elle deviendra sans doute le lieu de culte sikh le plus haut du monde, ici à 3500 m. Des sikhs, on en croise plus que d’habitude à Leh, loin de leur Penjab et d’une Amritsar bouillonnante de ferveur et de chaleur, ils s’activent pendant les quelques mois d’été pour avancer dans ce saint projet. Et cette année, ils distribuent même de la nourriture aux passants du main bazar. “sikh people they give food, go!” nous diras une Ladakhi de la boutique du Women Group avec laquelle nous commerçions de l’artisanat.

Mais rassures toi mouton, ils sont végétariens et tu glaneras même peut être quelques restes.

Leh a toujours été à la croisée des chemins, des chemins de croix comme du commerce. Placé stratégiquement entre le Tibet, les terres Ouïghoures et le Cashemire, le Ladakh a vu naître, et soumettre, Sengge Namgyal, dharma-raja* Ladakhi de père boudhiste et de mère balti musulmane au 16e siècle. Aujourd’hui les couples mixtes se font plus rare mais c’est une autre histoire que je vous raconterais une fois mon journal de voyage arrivé au Zanskar.

Pour l’instant à Leh, la proximité des lieux de cultes de confession différentes fait encore se fusionner chants du muezzin et psalmodies monacales, plats carnés et végétariens, barbes et crânes rasés.

Le main bazar pavé de bonnes intentions

A chacun de mes séjours depuis six ans, le bazar évolue et tout s’est accéléré depuis ces deux dernières années.

Les voitures ont arrêté de le traverser depuis bien longtemps et désormais la poussière n’accroche plus à nos nus-pieds car ces deux rues en équerre sont désormais pavées.

Les boutiques ont été mises sous verre, aseptisées. De voyantes poubelles rouges sont au garde à vous de part et d’autre de ces rues piétonnes. C’est un bon début mais comme le dit notre ami Khenrab, à quoi bon collecter les déchets si on ne sait qu’en faire. La foule de touristes “coca-cola” est loin d’avoir pris la mesure des contraintes de ce petit royaume qui ne produisait pas de déchet lorsqu’il était encore auto-suffisant.

Le triste inconvénient de tout ça est que les petits restau locaux disparaissent. Comme partout dans le monde les centres écartent ceux dont la valeur n’est pas financière. Nos tenkdup6 façon maison servies par une gentille dame, nous devrons attendre d’être chez l’habitant pour les savourer de nouveau.

A Leh on ne peut même plus rigoler, les contrefaçons font désormais attention à leur nom : l’enseigne “Pizza De Hut” a vilainement repeint son “de” de façon à devenir un vrai-faux “Pizza Hut“.

Quelques drogueries, qui n’ont pas grand chose d’attrayant pour les touristes, résistent encore.

Le soir les habitants des villages sont toujours là à vendre leur chulli7 et légumes mais les pavés sur lesquels ils sont posés se sont gentrifiés.

Ils ne sont plus caduques et recouverts d’une gangue grise mais parfaitement alignés et même légèrement coloré.

En trois mois, à chacun de nos passages à Leh, quelque chose avait changé, des immeubles érigés, des pavés posés. Conscients de la valeur de leur héritage, les ladakhis ont le bon goût de construire “à l’ancienne”. Ainsi les nouveaux “centre commerciaux” respectent l’architecture locale.

Une odeur de sainteté

Conçus pour des étrangers avec des roupies à claquer, Leh reste populeuse et bouillonnante en journée.

Les gens se rendent aux enseignements, prient, discutent, commercent, prient encore. Les moines vendent des talismans, les rotations des moulins à prières éventent les passants.

Dévotion d’autant plus marquée qu’en ce mois de juillet Leh était fier d’accueillir une visite de Sa Sainteté le Dalaï Lama.

De retour de notre séjour au Changtang, nous avons raté notre rencontre avec l’Océan de Compassion dans les rues du Main Bazar, à une ou deux heures prêt. Déception, j’aurais tant  aimé voir Leh se prosterner pleine d’humilité, de respect pour ce prix nobel de la paix. J’en aurais pleuré, c’est sur, d’entendre sa bontée.

Ici, Sa Sainteté, évoquant l’attaque de Nice avec un touriste Niçois en juillet à Leh.

“Ne pas s’attacher”, voilà ce que prône le bouddhisme. Je ne m’attacherai donc pas à ce moment raté, à cette ville en train d’évoluer, à se mouton cracra qui finira bien par être mangé.

Notes
naans1 : galettes/pains
tandoor2 : four de terre cuite enfoui dans le sol dont les parois chaudes permettent de cuire les viandes et pains
Chubi3 : quartier de Leh
chuba4 : manteau de laine
gurdwara5 : temple sikh
tenkdup6 : soupe tibétain aux pâtes
chulli7 : abricots en ladakhi

Article de la catégorie : Ladakh.

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