[Pangong Tso] Connexions lacustres

Romain prenait un grand plaisir aux côtés d’Amchi Le à travailler sur la construction d’une annexe de la maison dans laquelle nous logions depuis quelques jours. Aider cet homme toujours souriant, heureux à tout moment, jamais embarrassé, toujours détaché, lui procurait un réel bonheur.

Quant à moi, après quelques jours à Merak une espèce de grippe m’empêchait toujours de profiter du cadre tant rêvé, de l’expérience tant imaginée.

Je ne pouvais participer au bricolage. Je me sentais épuisée à longueur de journée. Evidemment ma trousse médicale était pleine de smecta et autres remèdes anti-tourista mais pour un état grippal : rien.

Vidée, je décidais d’aller me recoucher après un lourd repas constitué de skius, sorte de daube végétarienne aux gnocchis fait de tsampa, farine d’orge grillée.

Dans ma chambre sombre, sous deux couvertures j’attendais la reproduction de mes globules, les rouges évidemment mais aussi des blancs qui pourrait venir à bout de cette abattement.

J’aurais recharger mes batteries au soleil mais il pleuvait.

Durant de longues minutes, je fixais les talus,  branches posées côte à côte qui constituent la toiture des maisons d’architecture Tibétaine. J’imaginais des insectes se lancer dans des descentes en rappel vertigineuses jusqu’au tréfond de mon sac de couchage  lorsque les rayons du soleil étaient trop tangents pour passer par delà les montagnes.

Malade ou pas. Acclimatée ou pas, je n’avais pas tressailli dans un bus rouillé durant des heures pour divaguer surélevée 4300m des gens terre-à-terre.

Quitte à ne rien faire autant le faire là où “rien” représente tant. J’enfilais alors ma goretex, mes tongs et partais en direction de la “plage”.

Il fallait d’abord traverser les champs, marcher sur de l’herbe sèche et coupante, couper une piste poussiéreuse, tenter de ne pas enfoncer ses pieds dans les abords marécageux pour  se les faire caresser par un sable de plus en plus fin à mesure que notre reflet se faisait de plus en plus précis dans l’eau.

Des traînées blanches salines, semblaient délimiter les contours d’un sanctuaire.
Face à moi se trouvait le Pangong Kangri, sommet enneigé de Pangong, qui avait réagi au quart de tour au réchauffement climatique faisant s’écouler tout ce qu’il avait de neige, de larmes, le long de ses joues saillantes. Elles alimentaient la dépression formée par ce bassin-versant1 dont le seul exutoire était encore de se saouler au soleil pour s’évaporer, s’élever. Réservoir géant mais réservoir saumâtre qui échappait au captage d’un tourisme déjà bien massifié.

A voir des sommets s’ériger hors de l’eau, on imaginait des montagnes sous-marines, à l’aise dans le plus grand lac des Himalayas. Une nouvelle discipline était à inventer : l’alpinisme marin, au moins dans ces conditions je n’aurais plus peur du vol en partant en tête.

Connexion avec la Terre : up

Épuisée, je laissais aller mes pensées tant qu’elles ne s’éloignaient pas, par delà les Himalayas. Je laissais mes mains caresser le sable comme on caresse un animal avec affection. De toute ma paume j’enveloppais des pâtés de sable humide.

Je ne me sentais ni seule ni lassée. Je me sentais plus vivante que jamais, envoyant valser la tyrannie du “jeune cadre dynamique” drogué d’hyperactivité et de bonheur immédiat.

En un rien de temps me voilà devenue animiste, me sentant reliée à quelque chose de grand, de fort : les vestiges de la mer Thétis.Une vieille mer qui depuis des millions d’années avait tant vu, tant vécu, tant à transmettre et qui nous rappelait qu’il y avait une étendue sauvage en nous tout aussi menacée que ces paysages.

Je posais doucement ma main à plat sur l’eau ridée. Un simple geste, un profond respect pour cette caresse de la nature. Je dois être un peu bön2 au fond de mois pour ressentir tout ça au contact de la nature. Ce séjour a comme réactivé des connexions primaires en moi, celles qui permettent d’apprécier davantage un peu tout, de ressentir davantage de gratification des petites choses et de me ficher de pas mal d’autres.

Si les Êtres sont pourvus ont des sensations, je me refuse à croire qu’il s’agit juste d’une histoire de darwinisme. Je me refuse à croire les sensations uniquement comme des outils nous permettant de faire survivre l’espèce, mais je crois qu’elle sont là pour nous faire évoluer en nous donnant accès à la beautée du monde.

L’aveugle aurait sans doute apprécié ce moment autant que moi. Les yeux fermés, il aurait ressenti le calme, le bruit des quelques canards, l’air frais sur son visage, Le bruit du vent qui s’engouffrait dans les vallées en reconstituait la topographie.

Le sourd, ne ratait que que clapotement de l’eau que seuls les canards pouvaient faire  “vaguer” en surface de cet espace défendu. Nul, de l’envahisseur chinois ou de l’indien ne prenait le risque d’y voguer. Ici, les vagues comme les réfugiés venaient du Tibet pour s’étaler sur ces hauts plateaux Ladakhis.

Le muet, dans ces parages n’avait personne avec qui échanger de toute façon, mais le surgissement  des pensées s’adaptait  au rythme du clapotis des vagues, blanche pointée après blanche pointée et engendrait un dialogue intérieur loin d’être superficiel.

Connexion avec les êtres doués du sourire : up

La fatigue oubliée, je me sentais sereine quand un dame apparue marchant dans ma direction pour mettre un terme à mon échange en tête à tête avec Dame Nature : foulard fushia sur la tête protégeant son visage déjà bien buriné, pantalon vert pomme claquant au vent, les aiguilles de tricot à la main.

-“ Juley”

– “Juley”

Elle me sourit; s’assit à mes côtés en jetant un regard béat à ce lac dont la beauté semblerait-il ne la lasserait jamais.

Elle tricotait, j’écrivais.

-“Merak ma’ldemo” ? “Tso ma’ldemo”?

Elle voulait savoir si je trouvai son village magnifique, son lac magnifique.

-« Merak maaaaa’ldemo, Tso maaaaa’ldemo, Changtang maaa’ldemo3 »

Merak, le lac, le Changtang, tout était d’une beauté visuelle et immatérielle déconcertante pour moi.

– “Japanese“ ?

Elle voulait savoir d’où je venais, je répondis ”France. Not Japan ” mais un fossé se creusa entre nous. “France” semblait un mot inconnu, elle insista avec “Japanese”. Cette dame n’avait sans doute jamais vu autre chose que son cirque désertique et sa piste bleue turquoise. La France était un concept.

Mon Tibétain débutant ne me permettait pas d’aller beaucoup plus loin dans la conversation.

J’aurais voulu avoir une carte du monde sur moi pour lui montrer, mais y aurait-elle vu une représentation du monde ?

Peu importe. Avec le sol Himalayen j’établissais des liens par le toucher. Avec les Chantangpa4 se sera grâce à des sourires, des regards et le partage d’un amour commun et sincère pour l’humanité, cette humanité qu’on ressent plus dans les étendues sauvages que dans les métropoles où pourtant on se serre au quotidien dans les transport.

Des nuages bleus orage franchissent la frontière, il ne fallait plus s’attarder et mettre fin à cette première belle rencontre..

Connexion avec les chevaux préhistoriques : up

Un jour, comme tous le jours. De retour de notre mission de gardiennage de bovidés décharnés, nos yeux, perdus dans les blocs et rochers ocres du désert, s’arrêtèrent sur un mirage. Un cheval, le même que celui peint sur les parois des nos grottes de Lascaux se tenait là immobile. Mon premier Kiang ou “Tibetan Wild Ass”5.

Cheval sauvage fier. Se tenant toujours la tête haute, galopant le menton relevé, sentinelle d’un troupeau à l’approche en quête de plantes salées.

Il nous observait autant que nous l’observions. Chaque mètre gagné en sa direction était une victoire. Ainsi, notre parade amoureuse dura et dura encore, plusieurs heures peut être. Le temps s’était arrêté.

Le jeu de séduction semblait parfois fonctionner. En tous cas, nous ne le laissions pas indifférent, souvent il se retournait vers nous.

Parfois il poussait un râle puissant pour nous impressionner. Grognement qui nous aurait fait croire à un ours si nous étions en Zanskar.

Puis il s’éloignait doucement, avant de nous laisser nous approcher de nouveau. J’aurais pu continuer des heures à lui tourner autour, comme attirée par des néréides himalayennes, mais par respect il fallait prendre congés.

Ainsi, nous étions trois privilégiés à partager l’immensité : Romain, Le Kiang et moi. Trois à découvrir la vie sous une autre forme, à établir une connexion de plus avec le vivant…

 

 

Notes:
1bassin-versant
2bön : tradition religieuse tibétaine pré-boudhique qui croient en les esprits
de la nature (pour simplifier 🙂 )
3 mal’demo : « très beau » en ladakhi
4 changtangpa : habitants du Changtang
5Kiang ou “Tibetan Wild Ass” : cheval sauvage vivant en troupeau sur le plateau tibétain

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