La route du soi : calamité écologique au pays du selfy

Voilà trois jours que nous marchons dans le Rupshu. Trois jours qui ont fait de nos pas d’insignifiantes tâches dans la poussière du Haut Plateau Tibétain.
Cette nuit nos mules se sont faites attaquées par un troupeau de kiang. Ces chevaux sauvages à la dénomination de pirates se savent en position de force dans ce territoire à 5000 mètres d’altitude et dont seuls les trekeurs et les nomades font perdre si peu de sa virginité.
Nous, pauvres bipèdes, ils ne nous ont pas attaqués, juste parfois un peu grogné dessus lorsque nous les croisions à l’occasion des sept heures de marches de la journée.

Kiangs à l'approche du Tso Kar

Kiangs à l’approche du Tso Kar

A l’horizon, nous apercevons enfin le lac Tso Kar. De ses rives ouest s’élévent de douces tornades,  tourbillons de poussières auxquels échappent quelques kiangs à la recherches des plantes salées dont ils se nourrissent. Sur sa rive sud, un autre type d’élément dévastateur gâche mon enthousiasme. Une vomissure de goudron dégobillée par l’armée indienne dans un territoire de cavaliers nomades. Une route avalée par les touristes, dévorée par les bikers,  sans doute jamais digérée par la nature.

Et sur l’échelle de Fujita*, les dégâts sont considérables. Ici, ce ne sont pas les tornades qui détruisent des foyers, ce sont les hommes qui, par mépris, bêtise, ignorance, ou pire : cupidité, font voler en poussière l’habitat du monde sauvage.

Cette route mène depuis Leh jusqu’à deux des grands lacs salés du Ladakh : le Tso Kar et le Tso Moriri, “tso” signifiant “lac” en tibétain. Pour les apercevoir certains choisissent donc  le fameux “roadtrip”. Dans ce cas précis je parlerais plutôt de “Very bad Road Trip“. Car elle n’amène pas que les touristes au bord de ces lacs, elle charrie aussi aussi leurs déchets et leurs nuisances sonores.

Ainsi, les quelques d’oiseaux qui migrent saisonnièrement encore ici ne doivent plus comprendre pourquoi les marécages sont devenues multicolores :  bleu-sac-poubelle, jaune-sachet-de-nouilles-instantanées, marron-bouteille-de-bière, rouge-coca-cola, violet-paquet-de-chocolat.

Les chevaux des nomades et mules des trekeurs, pour se nourrir et s’abreuver, doivent se trouver une vocation pour le tri sélectif.

Et moi j’en viens à  haïr notre espèce de croire que le progrès c’est la mal-bouffe conditionnée.

Tso Kar - Déchets

Chevaux non loin du Tso Kar

Heureusement, les rives blanchies par le sel du lac le sont encore, la route et les villages  sont à un ou deux kilomètres et le buveur de coca n’est pas là pour marcher ou observer la faune. Il ne s’y aventure pas. Sauf là où les jeeps l’approchent suffisamment pour qu’il capture sans effort le paysage, orientant sa perche à selfy tel une autruche qui enfouirait sa tête dans le sable pour ne pas voir le pire se profiler.

Qu’il n’ait crainte le buveur de coca, je suis certaine que bientôt il pourra monter dans sa jeep et regarder le paysage directement sur son smart-phone via une application de réalité virtuelle ayant capturé le paysage avant l’arrivé du chiendent de plastique.

En attendant, si la prise de conscience n’émerge pas, les murs indiens de Facebook seront bientôt aussi sales que la “Great Pacific Garbage Patch*“ et aucune application de traitement de l’image n’est encore en mesure de proposer l’option “masquer les déchets“

 

Pangong Tso

Alors que je retourne au bivouac, les souvenirs du Pangong Tso se rappellent à moi. J’ai beau faire plusieurs fois le tour d’un chorten, et dans le bon sens, l’image des rives polluées  des grands lacs salés Himalayens me rattrapent toujours.

Le Pangong Tso, lac frontière entre le Tibet occupé et l’Inde angoissée, au bord duquel nous avons passé près d’un mois en juillet 2016. Lac victime de “3 Idiots“* de bollywood. Victime de milliers d’idiots qui projettent leur vie à travers les paillettes du cinéma gnangnan et qui ont fait du village Spangmik* une absurdité touristique, une calamitée écologique.

Le goudron n’ayant pas encore coulé plus loin que ce village, les bikers et taxi-jeep s’y arrêtent, après 10h de route au moins, pour une nuit dans des campements qu’on démantélerait s’ils étaient à Calais.

Le temps d’un selfy sur un pauvre yack prostré et d’une bouteille de coca balancée avec désinvolture dans la nature, ils repartent brûler du gazole jusqu’au prochain spot à selfy du Ladakh.

Keep Changtang clean” : tient en trois mots sur les panneaux partout sur la route, la bêtise nécessite trois secondes : ouvrir la fenêtre du bus, balancer son coca et narguer les panneaux qui diffusent ce message simple.

 

Peut être que ces touristes espèrent revenir avec leurs enfants et leur dire : “tu vois cette bouteille de coca au bord de la route, c’est quand papa et maman sont venues faire leur voyage de noces, elle est presque éternelle. Tu pourras la montrer à tes petits enfants et eux aussi à leurs petits enfants”. Je doute que ces touristes, tous “éduqués”, ne soient pas au courant que leur coca mettra 400 ans à se décomposer. Loin de leur mégalopoles, il n’y a pas de gamins des rues pour ramasser et trier leurs déchets.

 

Dêchets sur les rives du Pangong Tso

Dêchets sur les rives du Pangong Tso

La ville de Leh commence seulement à penser à la gestion des déchets. “Seulement” parce que jusqu’à il y a peu les habitants du Ladakh n’en produisaient pas. Dans les villages de la région on est donc très loin de savoir quoi faire avec ceux laissés par les touristes. Alors la meilleure solution : ne pas en produire ou au pire les ramener avec soi là où ils pourront être recyclés.

Les dérives du treking

Le voyage par la marche prend alors d’autant plus de sens pour moi que marcher c’est voyager le sac et l’esprit léger. Voyager dans la sobriété, au contact d’une nature qui nous dépasse. Nos gadgets et préoccupations d’Hommes “modernes” deviennent de superflus et destructeurs attributs.

Mais laissons tomber à ma petite mauvaise foi à l’endroit des voyageurs motorisés, le trek à lui aussi ses dérives lorsque les agences peu scrupuleuses laissent derrière elles les déchets qu’elles n’ont pu brûler. Combien de bouteilles d’eau minérale (propriété de Coca-cola pour beaucoup) avaient été laissées en plan pour des siècles sur les bivouacs traversés alors que chaque bivouac à son ruisseau et donc son eau à portée de bouilloire.

 

Déchets sur un bivouac

A 2 minute une rivière, malgré ça certains touriste restent attachés à leurs eau minérale, ils oublient juste de ramasser leur bouteille

 

A nous trekeur d’écarter ces agences peu scrupuleuses, de sensibiliser notre staff et de militer pour une nourriture produisant le moins de déchets possibles.

Camping au Tso Moriri

Camping au Tso Moriri

 

Personne ne voudrait que les seuls kiang croisés sur le plateau du Changtang ne le soient sous leur forme minérale.

 

Squelette kiang

 

Même si je mets l’accent sur les dérives du tourisme de masse ici j’ai bien conscience que le problème est bien plus vaste. Les nomades ont eux aussi des camions désormais et reviennent de Leh avec de futurs déchets dont ils ne sauront quoi faire, nous avons pu le constater lors de notre bivouac avec les nomades du Rachung Karu.

En tous cas, je compte bien bosser sur des projets avec mon ami Khenrab, mine d’idée, du « Wildlife protection department » pour limiter les dégâts!

 

  • “3 Idiots” : Bollywood sorti en 2009
  • Echelle de Fujita : échelle de classification des dégats causés par les tornades
  • Great Pacific Garbage Patch : île formée de déchets au large du pacifique
Article de la catégorie : Ladakh.

3 commentaires pour “La route du soi : calamité écologique au pays du selfy

Répondre à beatrice Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *